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Guerre en Ukraine : que révèle la nomination du chef d’état-major, Valeriy Guerassimov, à la tête de l’opération militaire en Ukraine ?

Ce remaniement, trois mois après la nomination de Sergueï Sourovikine, suggère la préparation d’une offensive d’ampleur, mais aussi des luttes intestines.

La surprise est tombée, mercredi 11 janvier, au détour d’un communiqué. Trois mois après sa nomination à la tête de l’opération militaire en Ukraine, le général Sergueï Sourovikine est déjà rétrogradé au rang d’adjoint, aux côtés de deux autres responsables. Le ministère de la Défense justifie ce remaniement par un « élargissement de l’ampleur des missions à accomplir » et la nécessité de mener « une interaction plus étroite entre les composantes des forces armées ». La conduite de l’opération militaire en Ukraine est désormais placée entre les mains de Valeriy Guerassimov, le chef de l’état-major en personne.

En plaçant le plus haut gradé militaire à la tête des affaires, le « Kremlin semble se préparer à une guerre longue et à une augmentation de l’intensité du conflit », souligne l’analyste géopolitique Ulrich Bounat, contacté par franceinfo. Ce qui donne de l’épaisseur à l’hypothèse d’une nouvelle offensive d’ampleur au printemps, exploitant les 150 000 mobilisés en cours de formation en Russie et en Biélorussie. Le commandement central de l’opération spéciale avait été installé à l’automne, afin d’installer un semblant de cohérence entre les différents districts militaires régionaux.

Sergueï Sourovikine (à gauche), alors commandant des troupes engagées en Ukraine, et Valeriy Guerassimov (à droite), chef de l'état-major des forces russes, le 31 décembre 2022. (MIKHAIL KLIMENTYEV / SPOUTNIK / SIPA)

Sergueï Sourovikine (à gauche), alors commandant des troupes engagées en Ukraine, et Valeriy Guerassimov (à droite), chef de l'état-major des forces russes, le 31 décembre 2022. (MIKHAIL KLIMENTYEV / SPOUTNIK / SIPA)

Sergueï Sourovikine paie-t-il son absence de résultats ? La mort de soldats russes regroupés dans un bâtiment de Makiïvka, la nuit du Nouvel an, est à son débit. Et le général n’a déposé aucun trophée sur le bureau du président. « Je ne l’interprète pas commune une punition », répond toutefois Ulrich Bounat. « D’ailleurs, il n’a pas été débarqué, à l’inverse de son prédécesseur Alexandre Lapine. Il avait été nommé car il incarne une ligne dure, ce qui a permis de faire passer la pilule du retrait à Kherson. » 

Sergueï Sourovikine « a su rectifier le tir partiellement en assumant une posture de défense active », résume Dimitri Minic, chercheur à l’Institut français des recherches internationales. « Il s’est ainsi montré prévoyant sur les axes des deux prochaines probables offensives ukrainiennes. Dans la région de Zaporijjia, il a opéré des mouvements de troupes et des évacuations de civils, tout en consolidant les défenses. Il a également renforcé la présence de troupes à Louhansk. » Le déclassement de Sergueï Sourovikine, d’ailleurs, est tout relatif, puisqu’il était déjà sous les ordres du chef de l’état-major.

L’enjeu, ici, est d’abord opérationnel. Valeriy Guerassimov a pour mission de remettre de l’ordre entre l’armée régulière, les « kadyrovtsi » (forces de sécurité tchétchènes), Wagner et les différents groupes paramilitaires, et les forces dites « séparatistes » du Donbass. Côté russe, la coordination des différentes composantes de l’armée est un mal récurrent depuis le début de la guerre. « Les problèmes des centres de commandement et de contrôle, à très haut niveau, pourraient justifier ce changement inattendu », ajoute Dimitri Minic.

Ce remaniement, justement, intervient dans un contexte de vive compétition entre l’armée régulière, en quête de victoires pour contenter l’opinion, et le groupe Wagner, qui souhaite encore gagner en influence. A force de battage médiatique, les paramilitaires prennent en effet une importance grandissante, nuisible à l’armée. Depuis Soledar, le leader paramilitaire, Evguéni Prigojine, a formulé une critique à peine voilée contre l’armée, déclarant que les mercenaires combattaient « seuls » dans la localité. Le ministère de la Défense a donc réagi en assurant que ses forces aéroportées étaient activement à la manœuvre dans la ville.

En réalité, cela fait des mois que Evguéni Prigojine et le dirigeant tchétchène, Ramzan Kadyrov, étrillent le commandement de l’armée russe, accusé d’incompétence : Valeriy Guerassimov lui-même a été ciblé, en septembre, après le retrait russe de la région de Kharkhiv. Considéré comme un dur parmi les durs, leur favori Sergueï Sourovikine faisait toutefois figure d’exception à leurs yeux.

Chez les blogueurs militaires russes, ces commentateurs zélés de la guerre, certains n’hésitent plus à railler nommément les responsables militaires, quitte à frôler avec la ligne jaune que constitue la critique du Kremlin. L’un d’entre eux, Sergueï Kolyasnikov, loue ainsi (en langue russe) le bilan du commandant déchu, attribuant les échecs initiaux de l’opération à Valeriy Guerassimov. Né en 1955 dans la république du Tatarstan, ce dernier a grimpé tous les échelons de la hiérarchie depuis sa sortie d’une école de chars de combat, en 1977. Il incarne, mieux que quiconque, le sérail militaire soviétique et russe.

En ce sens, analyse Ulrich Bounat, la nomination du haut responsable « permet de remettre Evguéni Prigojine à sa place, et de redorer le blason du ministère de la Défense », éreinté sur les réseaux sociaux par des comptes jusqu’au-boutistes, suivis par des centaines de milliers d’abonnés. Ce choix découle d’une « décision politique visant à affaiblir l’influence du camp hostile au ministère de la Défense », abonde encore l’Institute for the Study of War (en anglais), un groupe d’experts américains. Cette semaine, le général Alexandre Lapine, l’une des cibles favorites de l’aile dure, a par ailleurs été nommé à la tête des forces terrestres. 

« Le Kremlin veut montrer qu’il prend parti pour l’institution militaire, sans céder durablement ou véritablement aux pressions extérieures », poursuit Dimitri Minic. « Valeriy Guerassimov, en tant que chef de l’état-major général, est visiblement jugé plus compétent et rassembleur à ce stade et dans la phase actuelle et à venir de la guerre », ajoute le chercheur. Pourtant, « les premiers échecs sont aussi de son fait, car il était largement responsable de la planification technique » de la guerre.

D’un point de vue stratégique, maintenant, reste à savoir si la campagne visant délibérément les infrastructures énergétiques de l’Ukraine – grande spécialité de Sergueï Sourovikine, qui a gagné le surnom de « général Armageddon » – se poursuivra avec la même intensité. Les différentes sensibilités « s’opposent sur le plan des moyens et des objectifs intermédiaires, pas sur les termes centraux de l’équation », insiste toutefois Dimitri Minic. « Ils veulent détruire l’Ukraine indépendante et dépecer son territoire d’une part, et défier l’Occident d’autre part. »

Un vent d’alternance, malgré tout, menace de souffler à la moindre tempête. « Le Kremlin joue souvent la carte d’une mise en concurrence des différents pôles politiques et militaires en présence », ajoute Ulrich Bounat. « Cela permet d’éviter qu’une tête ne dépasse, et de créer une émulation interne. » Le général aguerri aura-t-il réellement les moyens de répondre aux objectifs maximalistes de Vladimir Poutine ? S’il tarde à satisfaire le locataire du Kremlin, cette nouvelle casquette pourrait virer au cadeau empoisonné, et précipiter sa chute.


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