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« Je sais que je suis trop vieux » : derrière le report de l’âge de départ à la retraite, l’épineuse question de l’emploi des seniors

Deux tiers des personnes âgées de 60 à 64 ans ne travaillent pas. Entre réticences des employeurs et manque de formation, des seniors témoignent de leurs difficultés pour décrocher un contrat.

« Une guerre continue » : voici comment Samira décrit sa recherche d’emploi d’assistante de direction. A 58 ans, cette habitante de Haute-Savoie vient d’être licenciée pour motif économique. Elle se dit « inquiète » de ne pas avoir de réponse aux candidatures qu’elle a envoyées ces deux derniers mois.

« Je sais que j’aurai plus de mal qu’un jeune à trouver un emploi. »

Samira, 58 ans

à franceinfo

La crainte de Samira n’est pas sans fondement. En France, seuls 56% des 55-64 ans occupent un emploi, contre 60,5% en moyenne dans l’Union européenne, selon les données d’Eurostat. Les chiffres sont encore plus alarmants pour les seniors âgés de 60 à 64 ans. « Sur cette génération, notre taux d’emploi est de 33%, alors qu’il est de 60% en Allemagne et de 70% en Suède », a regretté le ministre du Travail, Olivier Dussopt, lors d’un point d’étape sur la réforme des retraites. Alors que la réforme présentée par le gouvernement mardi 10 janvier prévoit de reculer à 64 ans l’âge de départ à la retraite et d’allonger plus rapidement que prévu la durée de cotisation à 43 ans, le gouvernement estime que le relèvement du taux d’emploi des seniors est une « condition de réussite » du projet.

Ce faible taux d’emploi des seniors s’explique d’abord par le fait qu’en France, il est possible de bénéficier d’une retraite à taux plein dès 62 ans, sous réserve d’avoir suffisamment cotisé. A l’inverse, la majeure partie de nos voisins européens ont adopté un âge de départ à taux plein plus tardif, généralement entre 64 et 67 ans. Autre explication : l’existence « de dispositifs qui peuvent être perçus comme des encouragements pour les employeurs à se séparer des seniors », selon Olivier Dussopt. Dans son viseur, « la durée maximale d’indemnisation chômage » qui peut atteindre trois ans pour les plus de 55 ans (contre deux ans pour les moins de 53 ans). Le gouvernement a déjà agi en la matière, puisque les seniors, comme les autres salariés, verront leur durée d’indemnisation réduite de 25% dès le 1er février, en lien avec la réforme de l’assurance-chômage.

Malgré ces explications, il existe des difficultés spécifiques aux travailleurs expérimentés dans leur recherche d’emploi. Leur âge renvoie « à un certain nombre de représentations négatives chez les recruteurs », comme « une moindre adaptabilité » et « un horizon temporel limité par la proximité de la retraite », relève une étude de Pôle emploi sur les cadres parue en janvier 2022. « Pour espérer décrocher un entretien, je ne mentionne plus mon âge sur mon CV et j’enlève aussi mes dix premières années d’expérience professionnelle », raconte ainsi Elisabeth*, ancienne maquilleuse et danseuse de 61 ans, qui enchaîne désormais « les petits boulots ».

« Je me teins les cheveux, j’essaye de paraître plus jeune. C’est comme ça que j’ai réussi à avoir un peu de travail mais c’est très dur. »

Elisabeth*, 61 ans

à franceinfo

Pourtant, malgré les « réticences » des employeurs, « aucune étude ne permet de conclure à une baisse de la productivité avec l’âge » et « les salariés approchant de l’âge de la retraite sont moins susceptibles de quitter une entreprise que les salariés plus jeunes », insiste un rapport d’information du Sénat publié en 2019.

La question de la rémunération, en particulier pour les cadres et les profils très diplômés, peut aussi être un obstacle. « Je sais que je suis trop vieux et trop cher », souffle Bruno, 62 ans. Licencié en 2018 dans le cadre d’une restructuration, cet ingénieur en informatique, diplômé de la prestigieuse école des Mines, peine à décrocher un emploi qui lui garantisse un revenu au moins égal à ses indemnités de chômage. « J’ai eu quelques appels téléphoniques, mais à chaque fois, ça coince sur les prétentions salariales, relate-t-il. Les employeurs veulent des gens expérimentés au prix de ceux qui sortent d’école. »

A 58 ans, Michel, également ingénieur de formation, a lui perdu en 2020 son travail de cadre dans une entreprise de télécoms. Après « 150 candidatures envoyées », pour « zéro entretien », une formation en cybersécurité lui a permis de décrocher un emploi dans ce domaine l’année suivante. « Un petit travail » pour lequel il s’estime « nettement surqualifié », et dont le salaire est six fois inférieur à ce qu’il gagnait auparavant.

« Ne pas retrouver un travail correspondant à mon expérience est à la fois désespérant et révoltant. »

Michel, 58 ans

à franceinfo

Si Bruno et Michel ont évolué dans des métiers liés à l’informatique, c’est loin d’être le cas de la majorité des seniors en recherche d’emploi. Dans son étude, Pôle emploi relève que les plus de 60 ans sont perçus comme « moins aptes à maîtriser les nouveaux outils numériques », ce qui porte atteinte à leurs chances de décrocher un contrat. « Quand j’ai commencé à travailler, il n’y avait pas d’ordinateur sur les bureaux », reconnaît Catherine, 60 ans, qui a perdu son poste de comptable en mars 2020 après un burn-out.

« Même si je sais utiliser un logiciel de traitement de texte, je n’ai pas la rapidité de quelqu’un de plus jeune. »

Catherine, 60 ans

à franceinfo

« Pour maintenir les seniors en emploi, dans un monde où le progrès technique avance rapidement, il faut travailler sur leurs compétences », analyse l’économiste Monika Queisser, qui constate que « peu de formations sont proposées au-delà de 45 ans ». Ce moindre recours s’explique par « un effet d’horizon », où l’approche de la retraite réduit le gain espéré d’une formation, confirme le rapport du Sénat.

C’est ce qu’a vécu Marie*, 59 ans, qui après un accident dans son travail d’aide à domicile en 2015, a souhaité reprendre la comptabilité. « Mon expérience remontait au début des années 2000, donc je voulais faire une formation pour me remettre à niveau. Pourtant, Pôle emploi m’a assuré que c’était inutile, que j’étais encore assez qualifiée », souffle-t-elle, amère. Pour les recruteurs, elle avait au contraire « perdu en compétence ». La quinquagénaire s’est finalement inscrite d’elle-même à une formation en ligne, et a réussi à décrocher plusieurs CDD en comptabilité. Pour maximiser ses chances, Marie omet d’ailleurs de mentionner la reconnaissance d’invalidité dont elle a bénéficié en 2017 : « Sinon, je n’intéresse pas les recruteurs. »

« On me donne l’impression que je ne sers plus à la société, pourtant j’en ai envie. »

Marie*, 59 ans

à franceinfo

« Les recruteurs se disent : ‘Voilà un monsieur qui a eu un accident de la vie, il va être en arrêt de travail toutes les trois semaines' », confirme Fabrice, 59 ans, sans emploi depuis un infarctus fin 2021. Les situations vécues par Fabrice et Marie sont loin d’être des cas isolés. « Près d’une personne sur dix part à la retraite (…) à l’issue d’une période d’inactivité pour invalidité ou avec une reconnaissance administrative d’un handicap », souligne une récente note de l’Institut des politiques publiques. « Forcément, plus vous reculez l’âge de la retraite et plus vous tombez sur des âges où vous avez des chances d’être en mauvaise santé », constate Bertrand Martinot, expert du marché du travail à l’Institut Montaigne.

Tous ces facteurs compliquent grandement les chances pour les seniors de retrouver un emploi. Fin 2022, le taux de chômage des plus de 50 ans était plus faible (5,1%) que celui de l’ensemble de population active (7,3%), relève l’Insee. Mais ce faible taux est en réalité lié « à un effet d’éviction, une partie des chômeurs découragés cessant leurs recherches et entrant dans l’inactivité », relève l’Institut des politiques publiques. Par ailleurs, le temps passé au chômage est environ deux fois plus long pour les plus de 50 ans que pour l’ensemble des demandeurs d’emploi, selon les dernières données de l’Insee. Et lorsqu’ils parviennent à être embauchés, ce sont davantage des contrats temporaires qui leur sont proposés, note le rapport du Sénat.

Face à ces difficultés, le report de l’âge légal de départ à la retraite n’est pas un mal, mais un remède, assure le gouvernement. Le taux d’emploi des salariés les plus âgés s’est nettement amélioré après les dernières réformes des retraites, constate l’Institut des politiques publiques. Pour autant, le report de l’âge légal de départ souhaité par le gouvernement n’aura pas d’effet magique sur l’emploi. Une telle mesure a tendance à « figer les situations », relevait une étude de l’Insee en 2017. En clair : les seniors déjà en emploi ont tendance à le rester jusqu’à leur départ à la retraite, mais ceux qui ne travaillent pas risquent de voir leur situation se prolonger.

Les allocations et minimas sociaux des personnes en invalidité, en arrêt-maladie ou au chômage pendant ces années supplémentaires pèseront alors sur les finances publiques. En janvier 2022, la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees) estimait qu’un relèvement de l’âge légal de départ de deux ans entraînerait « une augmentation des dépenses de prestations sociales hors retraite et assurance-chômage de l’ordre de 3,6 milliards d’euros. »

Au total, en tenant compte des effets financiers bénéfiques et négatifs de la réforme, la direction générale du Trésor (PDF) estime qu’un recul de l’âge de départ à 64 ans permettrait, dix ans après l’entrée en vigueur de la réforme, d’améliorer le solde des administrations publiques de 22 milliards d’euros par an. Soit 0,9 point de PIB. Un effet financier bénéfique au prix d’un coût social élevé pour les seniors qui peinent déjà à travailler, se désole Philippe, ex-ambulancier reconverti dans l’entretien d’espaces verts après son licenciement en 2015. Depuis, le sexagénaire alterne entre chômage et contrats courts.

« Avec la réforme, je devrai travailler quelques mois de plus que prévu. Ça n’est que quelques mois, mais quand on est usé physiquement et moralement, il faut les faire ! »

Philippe, 60 ans

à franceinfo

L’allongement de la durée de précarité des seniors en difficulté est-il inévitable avec la réforme ? Le gouvernement a dégainé plusieurs pistes pour l’empêcher. Les transitions entre l’activité et la retraite seront favorisées par un élargissement des dispositifs de retraite progressive et de cumul emploi-retraite. L’exécutif entend également empêcher qu’une reprise d’activité puisse se traduire, pour les seniors, par une perte de rémunération, par exemple via la création d’un « bonus » à la reprise d’activité. Il a annoncé qu’il discuterait de ce sujet spécifique avec les partenaires sociaux ultérieurement. Un fonds de prévention de l’usure professionnelle sera créé pour les métiers identifiés comme difficiles, afin de faciliter la prévention de l’inaptitude et les reconversions. Enfin, un index seniors sera aussi créé pour exiger de la transparence de la part des entreprises sur l’emploi de salariés âgés, assorti d’une pénalité en cas de non-publication. De bonnes paroles qui sont loin de rassurer Michel : « Quand on est à trois ans de la retraite comme moi, les mentalités des recruteurs ne changeront pas assez vite. » Et d’ajouter : « C’est très compliqué moralement de voir que le marché du travail n’est pas du tout intéressé par vous. On a l’impression de ne plus exister. »

* Les prénoms ont été modifiés à la demande des intéressées.


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