Culture

Crise, pop culture et gauche : Zerocalcare, l’Italie à dessin

«Tous les aspects de ta vie pouvaient être couverts par les centres sociaux»

Début octobre. Zerocalcare est monté pour trois petits jours à Paris, le temps d’autant de séances de dédicaces et de rencontrer Libération dans les locaux de sa maison d’édition française, Cambourakis. Les librairies qui l’ont accueilli ont fait le plein, de Français mais aussi d’Italiens exilés à Paris, ravis de l’aubaine. «Calcare» sourit en racontant ses échanges avec eux, timide mais bavard, dans un français impeccable qu’il doit à sa mère originaire de Nice. «Le français, tu sais, c’est la langue que tu utilises quand tu fais la queue au supermarché et que tu veux mal parler des gens qui sont à côté de toi…» Son absence totale d’accent ferait presque oublier qu’il est avant tout un Romain pur et dur, qui ne jure que par sa ville et même, plus précisément, son quartier de Rebibbia, terminus de la ligne B du métro, périphérie nord-est de la capitale italienne. C’est là qu’il a toujours vécu, incapable de s’imaginer ailleurs.

Loin de Paris et des séances de dédicaces, Zerocalcare y a grandi en choisissant ses familles, celles des centri sociali («centres sociaux») et du punk, qui se recoupent. «Au milieu des années 80, la gauche non gouvernementale italienne est en crise parce qu’il y a d’un côté la lutte armée des Brigades rouges et de l’autre une répression très forte de l’Etat. A ce moment-là, les militants les plus jeunes ont fait un choix de rupture : ils ont investi des endroits abandonnés, des friches urbaines, pour les occuper et y développer leurs idées. Ça a relancé la gauche alternative italienne et c’est devenu un milieu majeur de la gauche en Italie dans les années 90, pratiquement le seul en fait.» Ces lieux prospèrent alors dans toute la péninsule, dont une bonne quarantaine rien qu’à Rome, où se mélangent toutes les cultures alternatives – rap, graffiti, punk – et se façonnent de mini-sociétés. «Il y avait des activités politiques avec par exemple l’organisation de manifs, mais aussi des cours d’italien pour les étrangers, du sport, des projections, de l’aide aux devoirs ou au logement, des bibliothèques, des endroits où manger ou boire à des prix très accessibles, et même des randonnées le dimanche matin… énonce calmement l’auteur devenu un instant prof, un peu comme lorsque son personnage chausse ses lunettes dans ses BD. Tous les aspects de ta vie pouvaient être couverts par le circuit des centres sociaux, ça concernait vraiment beaucoup de gens.»

Adolescent et jeune adulte, «Zero» y passe ses journées et se forme politiquement et culturellement. Il adopte vite le punk, en l’occurrence une branche assez spécifique et presque contradictoire : le straight edge. «Rester toujours lucide, ne pas fumer, ne pas se droguer, ne pas prendre de substance qui crée une dépendance ou modifie la conscience.» Un «serment pour toujours» (pas même une goutte de champagne au nouvel an) qu’il a prononcé vers ses 17 ans. «Le mouvement commençait à pas mal se répandre à Rome et moi j’avais peur de me droguer. En devenant straight edge, au moins, tu ne disais pas non par peur, mais par choix. Et puis j’aimais bien la musique, et j’étais convaincu que la lucidité était quelque chose de positif.»

L’anti-G8 de Gênes en 2001
«Une armée qui essaie de me tuer»

«A l’époque, le mouvement altermondialiste marchait très bien en Italie et il existait surtout dans les centres sociaux. Il y avait déjà eu des événements un peu partout, le G8 de Seattle, Göteborg, Prague… Bref, il y avait un climat qui montait. Moi, en 2001, j’avais 17 ans, j’attendais le G8 depuis un an, on faisait des plans pour savoir comment on allait rentrer dans la zone rouge… On jouait un peu à la guerre, de façon très innocente en fait. Les Black Blocs, ce truc esthétiquement homogène, ça n’existait pas en Italie et c’était quelque chose de très fascinant pour un gars de 17 ans. On pensait que Gênes serait le moment où tous ces trucs que l’on voyait partout dans le monde allaient enfin arriver chez nous. Bon, bah… C’est sûr que l’on a sous-estimé la « réponse » qui nous attendait. En fait, on était hyper naïfs, y compris les gens bien plus âgés que moi. A l’époque en Italie, il y avait un rapport ambigu avec les flics, comme une sorte de pacte tacite : d’accord, nous on fait 3 mètres en avant et on ne dépasse pas une certaine ligne, vous pouvez nous taper mais vous savez qu’on ne va pas tout détruire… C’était un truc de bon sens, qui permettait de conjuguer le conflit et le dialogue. Tout ça a complètement disparu à Gênes. Là-bas, les flics n’ont respecté aucune règle, ni celles du bon sens ni celles de la démocratie, rien du tout. Pour moi, à 17 ans, ça a vraiment été un choc. Je m’étais déjà embrouillé avec la police, mais jamais je n’avais eu l’impression d’être face à une armée qui essaie de me tuer.» Pour rappel, les trois jours d’affrontements ont fait un mort, Carlo Giuliani, et plusieurs centaines de blessés.

De fait, la musique punk va longtemps être la seule façon pour Michele Rech d’avoir une activité liée au dessin. S’il en fait depuis tout petit («comme tous les auteurs de BD, non ?»), il n’a jamais pris conscience d’un talent particulier et personne ne le pousse dans cette voie non plus. Pour toute expression de son art, et parce que lui «ne sait jouer d’aucun instrument», il dessine les pochettes de CD et les affiches de ses potes qui jouent dans des groupes punks. Pourtant, il a «tout lu» en BD. «D’abord les Disney, les Mickey tout ça, puis Tiramolla, une BD italienne. Après j’ai lu les Marvel, les trucs de super-héros, puis Dragon Ball est arrivé en Italie et j’ai découvert les mangas. Plus tard, je me suis mis à lire des grosses BD éditées en France, comme Blacksad, puis, adulte, Larcenet et d’autres.»

Mais jamais, Zerocalcare ne pense à écrire ses propres albums. Petit, il rêve de devenir… dinosaure – tout en disant paléontologue pour ne pas effrayer les adultes. A 18 ans, il n’ira pas plus loin que l’inscription à la fac («Je restais dans le métro et je faisais des allers-retours, ça m’angoissait terriblement»). Puis il fait une première année en école de BD, qu’il ne terminera pas. Au lieu de ça, il embrasse une vie classique de jeune adulte italien, faite de petits boulots sans intérêt que l’on cumule pour vivre. En vrac : cours particuliers pour les collégiens (notamment de français), call-center, studio de graphisme, boîte de dessins animés, et surtout compter les gens qui font la queue à l’aéroport. Un quotidien qu’il décrit aujourd’hui dans ses BD en parlant de celui de ses amis, et qui serait toujours le sien si, en 2010, un copain à lui n’avait pas envoyé quelques-unes de ses planches à une revue. «C’était des dessins que j’avais publiés sur Facebook après la mort d’une amie d’enfance, et que j’avais fait comme ça, pour moi et mes amis, pour se souvenir d’elle. Le directeur de la revue les a beaucoup aimés, il voulait les publier. Je lui ai dit que ça me gênait de publier ces histoires-là, mais que je voulais bien en dessiner d’autres.» La revue, Il Canemucco, est dirigée par un auteur de BD bien installé en Italie, Makkox. Là que ça commence.


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