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Geoffrey Oryema, la douceur contre la douleur

Le chanteur ougandais Geoffrey Oryema lors de son concert à Kampala en 2016. © RFI/Gaël Grilhot

Incarnation de la world music, le chanteur ougandais Geoffrey Oryema s’est imposé dans le paysage musical international avec un répertoire folk alimenté par son blues de réfugié. L’artiste, qui a passé quatre décennies en France où il est décédé le 22 juin, avait été révélé au début des années 90 par Peter Gabriel.

Ses doigts se promènent sur la sanza et font sonner une à une les lames métalliques de ce petit piano à pouces qu’il tient de ses deux mains. Assis sur un tabouret, vêtu d’un sobre costume gris, le jeune Geoffrey Oryema se lance dans une interprétation dépouillée, intimiste de Gang Deyo, qui paraitra quinze ans plus tard sur son deuxième album Beat The Border.

Dès sa première apparition à la télévision française en 1978, quelques mois à peine après avoir obtenu le statut de réfugié politique au terme d’un périple à haut risque et alors qu’il doit reconstruire sa vie, le chanteur ougandais de 25 ans pose son empreinte : sa voix raconte et touche par cette profondeur qui en émane, lèche les blessures pour les panser.

« Le jour où j’ai quitté l’Ouganda, où j’ai traversé la frontière, j’ai compris ce que ‘le monde’ veut dire. Ça veut dire des douleurs. Je me sentais exilé de mon pays et exilé dans ma pensée », explique-t- il devant les caméras treize ans plus tard, au moment où son premier disque est enfin commercialisé. La fuite, soudaine, et les circonstances funestes dans lesquelles elle s’est déroulée ont laissé des traces indélébiles : en un instant, sa vie relativement privilégiée à Kampala a volé en éclats lorsque son père, haut dignitaire, est retrouvé mort dans des conditions qui laissent penser que le régime terrifiant d’Amin Dada a commandité son assassinat.

Pour ne pas disparaître à son tour, il faut se cacher et passer au plus vite dans un État voisin, comme le Kenya. Quitter son pays dans un coffre de voiture pour sauver sa peau va nourrir une relation complexe avec son continent natal. Francophile avant de devenir francophone, Geoffrey Oryema rejoint Paris. Sur cette terre d’accueil, lui qui s’était d’abord tourné vers le théâtre, comme comédien et auteur, s’oriente davantage vers la musique – même si on l’aperçoit à Paris dans la pièce Volpone, aux côtés d’un autre figurant, Didier Bourdon !

Mais c’est un anglophone qui devine son potentiel à dépasser la simple case de la musique africaine. Le Britannique Peter Gabriel, ancien membre du groupe rock Genesis, a monté depuis peu son label Real World, un nom qui traduit sa conception de la musique : mondialisée. À la fois d’ici et d’ailleurs. Geoffrey Oryema en devient un des symboles à cette époque et sans doute l’artiste le plus emblématique de l’écurie Real World.

Avec son premier album, produit par Brian Eno (David Bowie, Talking Heads, U2) et baptisé Exile, l’Ougandais bénéficie d’une exposition médiatique conséquente, mais surtout définit son identité artistique : il appartient à la mouvance folk de la musique africaine, avec ses passerelles vers l’Occident. Un univers calme, à l’image de ce que l’homme dégage, lui qui s’exprime posément, prend le temps, comme s’il avait canalisé ses déchirures intérieures. Titre phare de son répertoire, Ye Ye Ye le doit à sa rengaine entêtante, entendue durant des années au générique de l’émission de télévision française Le Cercle de Minuit.

En 1993, l’album Beat the Border enfonce le clou, et Geoffrey Oryema parcourt les États-Unis avec Peter Gabriel tandis qu’en France, il assure la première partie de la tournée du groupe de rock Téléphone. Idéal pour parfaire sa notoriété. D’autant que dans la foulée, il forme le projet KOD avec Manu Katché et Tonton David pour le tube reggae Chacun sa route (repris l’an dernier par Kids United), bande originale du film Un indien dans la ville. On ne l’attend guère sur ce terrain, mais très vite, il retrouve ses repères musicaux, toujours soutenu par Peter Gabriel, à l’occasion de l’album Night to Night. Rarement l’expression « world music » n’aura autant fait sens, en termes de production. Et sur la liste des invités ou intervenant, figurent aussi bien le Canadien Daniel Lanois que le Congolais Lokua Kanza ou le Français Alain Souchon.

Le changement de partenaires qui intervient sur le suivant (Spirit, 1999) fait pencher davantage le curseur du côté pop : Rupert Hines, le producteur, s’est illustré notamment avec Chris de Burgh ou Tina Turner. Listening Wind, reprise d’une chanson de Talking Heads (dont la Béninoise Angélique Kidjo vient de signer une nouvelle version), entraîne le chanteur sur un territoire vocal qu’il avait déjà foulé en reprenant Suzanne pour le projet discographique I’m Your Fan et qui lui vaudra le surnom de « Leonard Cohen africain ». L’allusion est inévitable, à la fois pour la voix, le phrasé, l’atmosphère.

Elle le suivra jusque sur How Long Will It Take, qui ouvre en 2010 l’album From The Heart, le dernier album de l’Ougandais naturalisé Français et parti s’installer en Bretagne après plusieurs décennies en Normandie. Au-delà des similitudes, du spleen partagé avec l’icône folk, de la nostalgie qui alimente son inspiration, Geoffrey Oryema exprime ses douleurs : celles d’un réfugié prêt à s’agenouiller pour convaincre un chef rebelle ougandais de stopper les combats et négocier la paix, et à venir chanter cette supplique lors de l’assemblée générale des Nations unies.


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