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Le futur patron de Cristel embarqué sur les barricades

En mai 1968, lorsque les étudiants du quartier latin et les CRS parisiens commencent à échanger pavés et gaz lacrymogènes, Paul Dodane est dessinateur-projeteur au bureau d’études de l’usine Peugeot de Sochaux, qui emploie alors 25.000 personnes. Déjà, sa fibre de designer commence à le titiller. « Je voulais que les outils soient beaux. On me disait que ce n’était pas important, mais je répondais que les opérateurs auraient plus de plaisir à les utiliser et en prendraient davantage soin. »

Chez Peugeot, le futur codirigeant de la maison Cristel est dans la mouvance de la CFDT. « J’étais entré directement à la table à dessin, j’avais monté quelques échelons puis fini par me syndiquer, même si l’encadrement ne voyait pas cela d’un très bon oeil. Mais je n’étais pas un casseur. C’était d’ailleurs assez mal compris : j’étais à la fois syndiqué et fier de l’entreprise », précise-t-il aujourd’hui.

Un truc d’étudiants

Pour les salariés Mai 1968, au début, c’était plutôt un truc d’étudiants. « C’était parti de Paris, avec des figures comme Cohn-Bendit qu’on regardait un peu de travers. Mais le mouvement a fini par se répercuter dans les entreprises, en commençant par Renault, à Billancourt, puis, à Sochaux, fin mai. D’abord, il s’est agi de grèves ponctuelles avec des revendications sur les salaires, la liberté syndicale, la réduction du temps de travail, les allocations familiales… J’ai bien dû participer à ces grèves, même si je n’ai jamais été sur les barricades. »

Jamais sur les barricades ? Ce n’est pas tout à fait exact. A Sochaux, Mai 1968 se prolonge jusqu’au 11 juin. Ce matin-là, à la demande de la direction de l’usine toujours occupée par un noyau dur de 400 grévistes, le préfet ordonne l’évacuation. A 3 h 05, les CRS interviennent. Mais l’affrontement dégénère. Vers 10 heures, Pierre Beylot, un père de famille de vingt-quatre ans, est tué par balle ; dans l’après-midi, Henri Blanchet, un autre salarié gréviste, tombe d’un mur et se blesse mortellement. Deux morts, 11 blessés graves et 120 hospitalisés, selon la CFDT, qui appelle ses troupes en renfort pour s’interposer entre casseurs et CRS et tenter de calmer le jeu. C’est ainsi que Paul Dodane, d’obédience pacifiste, se retrouve sur les barricades.

« Peugeot avait envoyé les CRS qui arrivaient de toute part. Je me souviens des casseurs infiltrés, on sentait que ça pouvait dégénérer. André Boulloche, le maire, avait demandé à l’Etat le retrait des forces de police. » Le lendemain, lorsque Paul Dodane traverse la rue principale de l’usine, « ce n’était pas beau à voir. Les caves du Cercle Hôtel, où la direction organisait ses repas d’affaires avaient été vidées », se souvient-il. « Les revendications étaient justes, mais les débordements n’avaient pas de sens », analyse le vice-président de Cristel. Mai 1968, pour lui, c’est aussi un souvenir familial. A l’époque, lui et son épouse faisaient construire leur maison à Exincourt. Le grand slogan, c’était « Peugeot peut payer ». Paul Dodane se souvient de son fils Damien, qui avait pris le panneau de chantier de la maison en construction et scandait le fameux slogan du haut de ses six ans.

« Une aventure collective »

Damien Dodane est aujourd’hui directeur général délégué de Cristel, en charge de l’export et du marketing. Ce sont ses parents, Bernadette et Paul qui, dans les années 1980, avaient sauvé cette casserie où fut emboutie la première casserole de l’histoire. Les salariés avaient appelé Bernadette Dodane, alors comptable, à leur secours. A la dislocation de l’empire Japy, ils avaient tenté l’aventure d’une Scop, sans succès. Sollicité par son épouse pour donner son avis de technicien sur la viabilité de cette entreprise implantée à Fesches-le-Châtel, à quelques kilomètres de Sochaux, Paul Dodane avait suggéré de la positionner haut de gamme.

Une idée visionnaire.

Depuis, le design des casseroles Cristel, c’est à lui que l’entreprise les doit. Labellisée Origine France Garantie et Entreprise du patrimoine vivant, la société a obtenu en 2018 un label « Observeur du design » pour la gamme Castel’Pro et un Red Dot Award pour une sauteuse à manche amovible en bois de noyer.

Après le Japon, Cristel se fait une place sur le marché américain. Mais l’esprit de cette pépite de près de 100 salariés est toujours celui du dessinateur de Sochaux. « L’entreprise est très ouverte, c’est une aventure collective, avec des actionnaires rémunérés au taux de la Caisse d’Epargne : les résultats sont consacrés au développement de l’entreprise et ça, c’est voté sans tension. » Parmi les 23 associés, de vieux amis de la CFDT qui font perdurer la solidarité ayant permis la survie de la casserie et la poursuite de ses belles aventures.

1961 Dessinateur projeteur, Paul Dodane est embauché à l’usine Peugeot de Sochaux.

1968 Le 11 juin, l’évacuation de l’usine Peugeot de Sochaux par les CRS fait deux morts et plus de 100 blessés.

1987 Quitte l’usine pour Cristel, le fabricant d’articles ménagers après cinq ans à mi-temps entre les deux entreprises


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