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« Le Monde » s’est-il inspiré de l' »iconographie nazie » pour sa une sur Macron ? On vous explique la polémique

Le directeur des rédactions du journal a présenté des excuses, après avoir essuyé de vives critiques, notamment de la majorité.

Un portrait d’Emmanuel Macron au visage fermé et au regard sombre, sur fond rouge et blanc, sous le « M » noir gothique (et historique) du magazine. La couverture de l’hebdomadaire M le magazine du Monde, paru vendredi 28 décembre, s’est attiré les foudres des critiques, dont plusieurs membres de la majorité. Tous accusent le journal d’avoir repris « les codes de l’iconographie nazie ». 

La polémique a poussé le directeur des rédactions du journal, Luc Bronner, à présenter des excuses « à ceux qui ont été choqués par des intentions graphiques qui ne correspondent évidemment en rien aux reproches qui nous sont adressés ». Dans ce court texte, le journaliste explique que la couverture signée par le directeur artistique Jean-Baptiste Talbourdet, fait référence « au graphisme des constructivistes russes au début du XXe siècle », mais emprunte aussi aux travaux de l’artiste canadien Lincoln Agnew.

Voici quelques éléments pour comprendre cette couverture et la polémique qu’elle suscite.

Pourquoi peut-on y voir une référence au nazisme ?

Le fond beige évoque un papier vieilli comme celui d’une affiche ancienne. Celle-ci est barrée de rouge, couleur souvent associée aux extrêmes en politique (du rouge du drapeau nazi au rouge soviétique). Le contraste du portrait en noir et blanc a été accentué, assombrissant le regard bleu clair du président de la République. Et en haut à gauche, trône le « M » du nom du magazine, dans la police de caractères historique du journal Le Monde, une typographie de style gothique, apparue en Allemagne au XVIe siècle. N’oublions pas, incrustée dans le costume d’Emmanuel Macron, une photographie prise sur les Champs-Elysées (le sujet de l’article mis en avant sur cette couverture), qui montre la foule célébrant la victoire de l’équipe de France à la Coupe du monde, un cliché datant du 16 juillet 2018.

Pour certains, tout cela correspond sans hésitation aux « codes de l’iconographie nazie ». Le président de l’Assemblée nationale Richard Ferrand ne l’écrit pas exactement comme ça, mais juxtapose cette une à une photo d’Adolf Hitler, assurant qu’il « ne peut s’agir d’un hasard ».

Mais pourquoi ? Le journaliste Julien Joly tente, sur Twitter, une explication par l’effet Koulechov. « En gros, montrez au spectateur la tête d’un type (air neutre). Puis l’image d’un plat. Le spectateur se dira que le type en question a l’air affamé. Ou triste si l’image suivante est celle d’un cercueil », résume-t-il. Cet effet tient au besoin qu’à le cerveau de trouver un sens, une cohérence, aux images que les yeux lui envoient. « C’est comme la bande dessinée : votre cerveau fait le lien entre les cases pour créer une histoire cohérente », reprend-il.

André Gunthert, historien des cultures visuelles, analyse le photomontage dans un billet de blog publié dimanche, comme une « caricature photographique ». Pour lui, les couleurs et le style de la couverture de M « suffisent à aiguiller nombre de lecteurs vers une interprétation de l’image comme une critique sévère et une allusion à peine voilée à la référence nazie », écrit-il, dans son texte qui retrace la polémique.  L’historien Michel Goya estime que Le Monde a commis « la grande erreur » de « ne pas avoir imaginé une seule seconde que beaucoup prendraient cela pour de l’esthétique nazie ».

Y a-t-il vraiment une référence au nazisme ?

Seule l’équipe qui a participé à l’élaboration de cette couverture peut répondre à cette question et le directeur des rédactions du Monde s’en défend dans son texte d’excuses. Sur son blog hébergé par Mediapart, Olivier Beuvelet, chargé de cours en histoire de la photographie, en esthétique de l’image et en cinéma à l’université Paris 3, y voit au moins une « référence à l’iconographie totalitaire des années 1930 ». Et sur Twitter, un graphiste confirme que « tous les codes des affiches de propagande de dictatures » sont là, mais pas seulement Adolf Hitler. Il cite « Mao, Lénine, Hitler… tous ! » 

Pour ce graphiste, « c’est fait exprès », mais il ne faut pas pour autant en déduire que Le Monde considère Emmanuel Macron comme un dictateur. Alors que la mobilisation des « gilets jaunes » dure depuis un mois et demi, et que les Champs-Elysées ont été le théâtre de violents affrontements, il estime que le journal « peut aussi vouloir illustrer le sentiment d’une partie du peuple ». Pour lui, ce visuel, où la foule tourne le dos au chef de l’Etat qui regarde dans une autre direction, signifie surtout que « la foule ici descend dans la rue contre lui, pas pour l’aduler ». 

Pour Julien Joly, utiliser le rouge, le blanc et le noir est simplement « efficace visuellement ». Ces couleurs et cette mise en page existent partout. « Je suis à peu près certain que Le Monde n’a jamais voulu assimiler Macron à Godzilla, et pourtant… », cite-t-il en exemple, affiche du monstre de cinéma à l’appui.

Qu’est-ce que le constructivisme russe ?

Dans sa note d’excuses, Le Monde évoque une référence aux « constructivistes russes ». Et d’autres défenseurs du journal ont avancé cette explication. Le constructivisme mentionné ici est un courant artistique et architectural qui se veut fonctionnel. Ce terme a d’abord été employé par le peintre suprématiste Kasimir Malevitch pour tourner en dérision un concurrent. Mais des artistes russes se sont appropriés le mot, dans les années 1920, pour nommer leur style avant-gardiste, avec ses formes géométriques (le cercle, la ligne droite, le triangle) et ses superpositions et collages de photos. L’œuvre constructiviste la plus célèbre reste Battez les blancs avec le coin rouge (1919), affiche de propagande communiste signée El Lissitzky.

Ce style inspire, au XXe siècle, aussi bien les architectes et les designers, que les publicitaires et les propagandistes. Il est ainsi devenu l’art « officiel » de la révolution russe, avant d’être remplacé par le « réalisme socialiste » dans les années 1930.

Qui est Lincoln Agnew ?

Le nom du graphiste Lincoln Agnew, cité par le directeur des rédactions du Monde, ne vous dit peut-être rien. C’est un artiste canadien, qui s’est justement beaucoup inspiré des constructivistes russes, mais aussi de l’esthétique punk des années 1970 et 1980. Un rapide coup d’œil à son œuvre permet de constater qu’il utilise lui-même beaucoup de rouge, de noir et de blanc, ainsi que de photos découpées et collées. C’est probablement ce qui l’a rendu « très populaire auprès des directeurs de magazine », souligne le site spécialisé Create (en anglais), parmi lesquels M le magazine du Monde, pour lequel il a par exemple réalisé un portrait de John F. Kennedy, entre autres.

Les détracteurs de la dernière couverture de l’hebdo n’ont pas manqué de remarquer, dans son portfolio, un portrait d’Adolf Hitler à la construction similaire à la une du magazine, avec une différence notable : la foule y salue le Führer, alors qu’elle tourne le dos à Emmanuel Macron. Ce portrait du leader nazi avait été publié dans le Harper’s Magazine en 2017. Le même style se retrouve aussi dans un portrait du conservateur américain Mitt Romney ou encore une illustration pour l’œuvre du cinéaste David Lynch ou encore un portrait du joueur de base-ball des Boston Red Sox Grady Sizemore

Pour André Gunthert, la couverture de M « semble bien être une imitation servile ». « Il est vraisemblable que le graphiste du Monde avait pensé son emprunt suffisamment camouflé pour rester dans un registre d’évocation floue », analyse-t-il encore, sur son blog.


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