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Guerre en Ukraine : en Bouriatie, les autorités russes accusées d’utiliser les jeunes comme de la « chair à canon »

« Les soldats sont partis sans savoir qu’ils allaient à la guerre. Une fois qu’ils sont arrivés en Crimée, on leur a pris leurs papiers et leur téléphone », raconte Katia, une jeune mère restée pendant plusieurs semaines sans nouvelles de son mari Iakov. Quelques mois plus tard, celui qui avait rejoint l’armée comme mécanicien a été envoyé en Ukraine, soi-disant pour participer à des entraînements militaires.

« C’est en voyant des cadavres dans les rues qu’ils ont compris ce qui se passait. »

Katia

à « Envoyé spécial »

Propulsé sur le terrain sans aucune préparation, selon elle, Iakov est mort juste avant ses 23 ans, deux mois après le déclenchement de « l’opération spéciale » en Ukraine. Katia n’a presque rien su des circonstances de son décès.

Combien de soldats russes ont perdu la vie dans ce conflit ? Cette question semble aujourd’hui l’un des plus grands tabous en Russie. La seule déclaration officielle du ministère russe de la Défense sur ce sujet date de mars 2022, au début de la guerre. Elle faisait état de 1 351 morts. Les services de renseignement occidentaux, eux, évaluent les pertes à au moins dix fois plus, entre 15 000 et 50 000 hommes, selon les dernières estimations. 

Comme Iakov, un grand nombre de ces soldats sont originaires d’une région déshéritée de l’Extrême-Orient russe, où « Envoyé spécial » a réalisé cette enquête. Dans les rues d’Oulan-Oudé, capitale de la Bouriatie, les visages de ceux qui sont partis combattre sont exposés sur des panneaux géants. Principalement issue d’anciennes tribus mongoles, majoritairement bouddhiste, la population n’a que peu de points communs avec la plupart des Russes, le plus souvent orthodoxes. Mais la propagande officielle ne veut faire connaître qu’une seule histoire : celle de héros qui se sont sacrifiés pour leur pays.

La réalité de cette petite république coincée entre le lac Baïkal et la Mongolie est pourtant bien différente. Si l’armée représente ici le principal employeur, c’est que le taux de chômage y est l’un des plus élevés de la fédération de Russie. Alors, devenir militaire est l’assurance d’un emploi stable, et aussi d’une solde deux fois supérieure à n’importe quel salaire local…

Dans un village reculé, l’équipe d' »Envoyé spécial » a pu filmer les images rares de l’enterrement d’un soldat bouriate tombé en Ukraine. Elle a aussi rencontré une journaliste qui mène une enquête interdite : en s’aidant des réseaux sociaux – c’est-à-dire essentiellement de VKontakte, l’équivalent russe de Facebook (ce dernier étant maintenant, comme Instagram, bloqué en Russie) –, Karina tente de faire le décompte des soldats bouriates morts depuis le 24 février. Elle a déjà recensé 227 décès de militaires originaires de la région. Pour ce travail, elle encourt jusqu’à quinze ans de prison pour « propagation d’informations dégradantes » sur la Russie.

Malgré l’interdiction, un vent de contestation semble se lever en Bouriatie. Ekatarina a perdu son frère Mikhaïl deux semaines seulement après le début de la guerre. La jeune femme a accepté de recevoir les journalistes chez elle pour dénoncer ce qu’elle qualifie de scandale. Selon elle, les autorités russes utilisent les jeunes soldats bouriates comme « chair à canon » et exploitent le désespoir économique de toute une génération.

« Il est difficile de croire que pour défendre la Russie, il faille mettre dans la tombe la moitié du pays. »

Ekatarina

à « Envoyé spécial »

Face caméra, elle n’hésite pas à mettre en cause « une technique militaire en carton ». Comme toutes les familles qui ont perdu un proche dans cette guerre, celle de Mikhaïl va recevoir une grosse somme d’argent en compensation : 230 000 euros – le prix à payer pour éviter que la colère monte ?

Un reportage de Mikhaïl Bobchinsky, Virginie Vilar et Adrien Bellay, diffusé dans « Envoyé spécial » le 22 septembre 2022. 

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