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«Avec la reconnaissance des purges anti-communistes, l’Indonésie sort de l’amnésie collective»

Publié le : 11/01/2023 – 19:40

Pour la première fois, l’Indonésie reconnaît sa responsabilité et présente des excuses officielles pour les purges anti-communistes commises pendant la guerre froide : une machine de mort mise en œuvre par l’armée et les milices sur ordre du dictateur Suharto, qui a décrété le massacre de plus de 500 000 personnes entre 1965 et 1966 et banni le Parti communiste indonésien de la vie publique. 60 ans plus tard, à la fin de son deuxième et dernier mandat, le président sortant Joko Widodo choisit de chasser les fantômes du passé, s’attaque à un tabou ancré très profondément dans l’inconscient collectif du pays et exprime les regrets de l’Indonésie pour les violations des droits de l’homme survenues jusqu’en 2003. Décryptage avec Rémy Madinier, chercheur au CNRS et historien de l’Indonésie contemporaine.

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RFI : À quel point le discours de Joko Widodo constitue-t-il une rupture face à ce que l’histoire officielle de l’Indonésie raconte de ces évènements ?  

Rémy Madinier : C’est un changement majeur, car pour la première fois, le sommet de l’État indonésien engage un processus de reconnaissance de ces massacres et présente des excuses publiques. Il faut le lire dans un processus de long terme, comme une réconciliation de la mémoire indonésienne, une sortie de l’amnésie collective entamée à la fondation de l’Ordre nouveau [le système politique autoritaire de Suharto] et qui s’est perpétuée, malgré le processus de réforme démocratique engagé à la fin des années 1990. 

Vous parlez, dans l’un de vos articles, de « négationnisme » autour de ces évènements. Quelle forme a-t-il prise ? 

Pendant près de 40 ans, on a expliqué aux Indonésiens qu’en 1965, les communistes s’étaient rendus responsables de massacres effroyables, et que les gens qui avaient disparu à cette époque avaient été victimes des communistes. C’est un nœud psychologique, voire psychiatrique, qui tient toute la société indonésienne et qui apparaît dès les premières semaines qui suivent le drame. Un récit fabriqué, selon lequel les communistes sont responsables de tout, ont déjà tenté de prendre le pouvoir en 1948, sont des traîtres à la Nation et représentent un danger permanent. Depuis 1965, ce récit a été livré à la population indonésienne à travers tous les moyens de propagande que l’on puisse imaginer. Et toute version alternative s’est heurtée, y compris chez des gens éduqués et de bonne volonté, à une incrédulité totale.  

Le deuxième élément, c’est que l’oligarchie est parvenue à se maintenir au pouvoir malgré la chute du général Suharto et l’avènement, en 1998, d’un régime en grande partie démocratique. L’oligarchie conserve, notamment à travers le financement des partis politiques, un pouvoir très important, et reste très attachée à l’idée que le communisme est toxique. Par conséquent, toute tentative visant à dénoncer les inégalités criantes qui existent en Indonésie peut être assimilée à une volonté de retour à l’idéologie communiste.  

Après 1965, le Parti communiste indonésien est banni de la vie publique, alors qu’il compte, à l’époque, un nombre considérable de sympathisants. Peut-on parler de renversement du champ politique ?  

C’est un retournement total et l’on ne peut comprendre la violence de ce qu’il s’est passé entre 1965 et 1966 qu’en saisissant la puissance de cette formation. Le Parti communiste indonésien a une longue histoire, c’est l’un des tout premiers créés en dehors de l’Union soviétique. En 1965, il est au sommet de sa puissance, assis sur des organisations citoyennes et syndicales qui comptent plusieurs dizaines de millions de membres. Il était devenu, aux élections régionales, le premier parti d’Indonésie, une force politique qui aurait pu prendre le pouvoir comme l’armée l’a fait. Nous étions en pleine guerre froide et l’Indonésie était un front absolument majeur. Car 1965, c’est aussi l’acmé de la guerre du Vietnam, et si l’Indonésie avait basculé dans le camp communiste, cela aurait représenté un échec retentissant pour les États-Unis et le bloc occidental. Cela explique en partie les tensions énormes qui régissaient la vie politique et la violence de la répression, qui aurait peut-être été tout aussi sanglante dans l’autre sens, à savoir, si le Parti communiste avait pris le pouvoir.  

Les purges anti-communistes lancées par Suharto sont terribles, elles font plus de 500 000 morts. Et à la sortie de cette mécanique macabre, le Parti communiste est interdit. 60 ans plus tard, peut-on aborder le sujet du communisme dans l’Indonésie d’aujourd’hui ? 

Non, le communisme reste tabou, et au-delà de ce constat, la vie politique indonésienne est complètement amputée de son flanc gauche. Ce qui appauvrit considérablement le débat politique et peut, à mon sens, éclairer la décision du président Joko Widodo. Ce n’est pas le premier rapport rédigé au sujet de ces massacres, la Commission nationale des droits de l’homme et plusieurs associations y travaillent depuis longtemps. Mais lui a décidé d’approuver publiquement les conclusions de l’étude qu’il avait commandée, ce qui prend à mon avis la forme d’un acte, voire d’un testament politique. Joko Widodo approche de la fin de son deuxième mandat, il ne peut pas se représenter et il fait un geste symbolique très important, d’autant plus qu’on lui a reproché ces derniers temps d’avoir, en quelque sorte, oublié ses origines modestes et lissé son discours habilement socialisant. Il n’est, d’ailleurs, pas du tout impossible que la famille et les parents du président Widodo aient eux-mêmes été victimes de la purge, ce qui expliquerait leur départ précipité en 1965 du village où ils vivaient et leur exil vers les faubourgs de la ville de Surakarta, où il a grandi et vécu dans des conditions assez difficiles.  

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