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ENQUETE FRANCEINFO. L’intelligence artificielle va-t-elle tuer les artistes ?

Midjourney, Stable Diffusion, Dall-E… L’intelligence artificielle permet aujourd’hui de créer en un clin d’œil des images bluffantes à partir de quelques mots. Des progrès fulgurants qui inquiètent une partie du monde de l’art.

« Sur le coup, je n’ai pas vu le problème. » Au début de l’année 2022, cet illustrateur, qui préfère rester anonyme, se fait aider d’un logiciel utilisant l’intelligence artificielle (IA) afin de réaliser la couverture d’un roman. Après quelques instructions entrées dans la machine, une image générique sort au bout de quelques clics. L’auteur y appose sa patte, ne gardant que des éléments du décor généré par ordinateur. « J’ai fait ça en une après-midi au lieu de deux », reconnaît l’intéressé. Le livre est sorti récemment, au moment où nombre d’artistes perçoivent l’IA non plus comme une aide, mais comme une menace à très court terme sur leur gagne-pain. « J’ai l’impression d’avoir passé un pacte avec le diable », confie désormais notre auteur.

>> Ces outils d’intelligence artificielle sources de prouesses (et d’inquiétudes)

Les noms de logiciels comme Midjourney ou Stable Diffusion vous sont peut-être encore inconnus, mais tout un pan de l’économie de l’art se voit menacé de disparition par leur essor. Ce n’est plus de la science-fiction et Fabien Velhmann, scénariste de la bande dessinée IAN (Intelligence artificielle neuromécanique), est sans doute le mieux placé pour le constater. « A l’époque, je pensais déjà que tous ceux qui croyaient dur comme fer que leur domaine ne pouvait pas être bouleversé par cette technologie se plantaient. Même ceux dont le fonds de commerce était le sens de l’humour », assure l’auteur à qui l’on doit aussi la BD Seuls et quelques Spirou et Fantasio.

Mais lui non plus n’a pas assez bien regardé dans sa boule de cristal. « Là où j’ai eu tort, c’est que je croyais qu’il faudrait attendre une IA consciente. Midjourney, c’est de la pure statistique qui pond à longueur de journée de la synthèse de la création humaine. » Ces logiciels, qui ont aspiré des milliards d’images sur internet, parviennent à fournir en quelques secondes une image de qualité bluffante pour l’œil profane. Voici le résultat quand on demande à Midjourney de dessiner « Jean Rochefort en costume de Spiderman ».

Voilà le résultat d'une recherche "Jean Rochefort en costume de Spiderman" sur Midjourney. (MIDJOURNEY)

Voilà le résultat d'une recherche "Jean Rochefort en costume de Spiderman" sur Midjourney. (MIDJOURNEY)

Un mangaka japonais a même réalisé un manga entier en tapant des ordres au logiciel Midjourney, raconte Clubic. Un grand nom des comics comme le Britannique Dave McKean, illustrateur de Sandman ou Arkham Asylum, a reconnu son effroi dans une interview sur une chaîne YouTube spécialisée après avoir découvert les capacités de ces outils : « Je suis tombé par terre dans une sorte de panique aveugle. Je me suis dit : ‘Ça y est ! Ça fait le même boulot que moi. Je suis devenu superflu.' » 

La machine aurait donc déjà remplacé l’humain. Non, assure Ryan Khurana, dirigeant de la société d’IA Wombo. « C’est un vrai talent de rédiger des prompts [des instructions] à haute valeur ajoutée, et savoir utiliser les résultats proposés par l’IA. Le produit fini n’est absolument pas automatisé. Notre outil aide les artistes à compléter leurs designs créatifs. »

Et pourtant… Un illustrateur brésilien a raconté sur Twitter avoir reçu en début d’année un mail de l’éditeur pour lequel il travaillait, lui annonçant la fin de son contrat et son remplacement par une machine qui ne coûte guère plus qu’un peu d’électricité. De nombreuses sociétés (des éditeurs français, une marque de biscuits du groupe Barilla en Italie…) ont déjà eu recours à des images générées de A à Z par IA. Certains en l’affichant, d’autres sous le manteau.

Les prémices d’une révolution à venir ? « Les logiciels d’IA, dans l’état actuel de leurs capacités, menacent clairement les illustrateurs les moins installés, les jeunes qui démarrent », s’alarme François Baranger, qui coiffe les casquettes d’écrivain, d’illustrateur et de concept-artiste – le grand chelem des professions créatives en danger. « J’ai un peu l’impression de tenir la position d’un patron de vidéo-club à l’arrivée du streaming, grince notre illustrateur anonyme et frustré. Quand je pense qu’il m’a fallu des années pour arriver au niveau où j’en suis et qu’une machine peut sortir une image correcte en dix secondes… »

Après bien des tâtonnements, la résistance s’organise. Si vous suivez des artistes sur les réseaux sociaux, vous avez peut-être vu fleurir en fin d’année un logo AI sur fond noir barré de rouge. Une création de l’artiste bulgare Alexander Nanitchkov pour protester contre la copie par les IA des œuvres des artistes présentées sur le site ArtStation, qui sert de galerie d’exposition à nombre d’entre eux, à la fois pour vendre leurs œuvres et être repérés par des employeurs potentiels.

Mais face aux IA, les artistes n’ont que leurs plumes et crayons, et manquent d’armes juridiques. « C’est le Far West pour le moment, s’insurge le secrétaire général de la Ligue des auteurs professionnels, Frédéric Maupomé. Les règles sont trop compliquées pour que les logiciels les appliquent. En attendant, ils engrangent de la valeur et vont bientôt devenir trop gros pour qu’on puisse vraiment les atteindre, même juridiquement. »

Pour sa défense, le patron de Midjourney, entreprise valorisée à plus d’un milliard d’euros, plaide lui-même la complexité, dans une interview au magazine Forbes. « Il n’est pas vraiment possible de savoir d’où vient la centaine de millions d’images qu’on aspire. » Une fois que le mal est fait, en revanche, si. Le site HaveIBeenTrained.com a permis à des centaines d’artistes de découvrir que leur travail avait servi à nourrir la bête. 

L’illustratrice Claire Wendling a retrouvé sur le site « plusieurs dizaines » de ses dessins. « Le mot que j’utiliserais, ce n’est pas ‘vol’, c’est ‘exploitation’ ! Qu’on me qualifie de ‘gatekeeper’, ‘gardienne du temple’, c’est un honneur ! » En théorie, la loi prévoit que les artistes puissent refuser que leur œuvre soit utilisée et reproduite. « Dans la pratique, c’est totalement illusoire », tranche l’avocate Carole Couson, spécialiste du droit de la propriété intellectuelle.

La page de l'illustratrice Claire Wendling sur le site HaveIBeenTrained.com qui permet de savoir si son œuvre a été aspirée par des bases de données servant à faire travailler une intelligence artificielle. (HAVEIBEENTRAINED.COM)

La page de l'illustratrice Claire Wendling sur le site HaveIBeenTrained.com qui permet de savoir si son œuvre a été aspirée par des bases de données servant à faire travailler une intelligence artificielle. (HAVEIBEENTRAINED.COM)

Les opérations de « data mining », l’aspiration de toutes les données disponibles sur internet, ont commencé en 2013, rappelle la Commission européenne (lien en anglais). Et même si, en Europe, elle n’est pour le moment autorisée qu’à des fins de recherche, la base de données allemande LAION donne ensuite accès à ses serveurs aux Américains de Stable Diffusion, reconnaît sur Twitter Stability AI, maison mère de Stable Diffusion. Allez vous lancer dans un procès international quand vous êtes un illustrateur dont les pâtes constituent le gros du régime alimentaire…

« Imaginons que vous attaquiez une société d’évènementiel qui a réalisé une affiche avec Midjourney, lequel a repris des éléments de votre œuvre, échafaude l’avocate Carole Couson. Vous allez faire payer à coup sûr l’organisateur français et la boîte de com française qui a réalisé l’affiche. Mais Midjourney ? Ce sera plus compliqué. Si vous n’êtes pas un auteur très connu, les sommes à la clé seront bien moindres que pour une vedette. » Aux Etats-Unis, plusieurs auteurs ont amorcé une « class action » contre Stable Diffusion pour « contrefaçon » et « parasitisme », comme ils le racontent sur le site StableDiffusionLitigation. Les résultats ne sont pas attendus avant des années.

Reste l’option de couper l’herbe sous le pied à ces sociétés en intervenant au niveau législatif. Ça tombe bien, un « AI Act » est dans les cartons de la Commission européenne depuis avril 2021, avec un vote prévu au Parlement européen au printemps. Le syndicat d’auteurs italien MeFu a lancé une campagne de financement participatif afin d’envoyer une société de lobbying faire pression à Bruxelles. Leur espoir : obtenir que les bases de données soient expurgées des contenus sous copyright, voire réinitialisées.

« Si on ne réagit pas immédiatement, les compagnies se diront : ‘On peut faire ce qu’on veut avec le travail des artistes, qui ne sont pas organisés’. »

Francesco Archidiacono, représentant du syndicat d’auteurs italien MeFu

à franceinfo

C’est loin d’être gagné : « 80 à 90% des activités des IA ne seront pas régulées par cette loi, l’idée est de permettre l’émergence de champions européens, reconnaît Dragos Tudorache, eurodéputé roumain rapporteur de l’AI Act. Une extension du copyright n’en fait pas partie. Mais ce texte est pensé pour être évolutif. Si la Commission européenne identifie un besoin, elle peut l’amender en quelques semaines. » Ce prisme commercial est revendiqué. « Le but de cette loi est clairement de permettre le développement d’IA européennes pour ne pas accentuer le retard avec le Japon ou les Etats-Unis », appuie Yann Basire, directeur du Centre d’études internationales de la propriété intellectuelle.

De l’autre côté de l’Atlantique aussi, les artistes en ont soupé du Far West. La puissante Concept Art Association a levé l’équivalent de près de 300 000 euros pour faire pression à Washington. « Il y a des gens qui sauront mieux que nous faire passer notre message », concède leur porte-parole Rachel Meinerding, qui a imaginé les costumes de la saga Harry Potter ou de certains films de la franchise Marvel Avengers. « On sait qu’il y a des inquiétudes au plus haut niveau : la Maison Blanche a lancé une task force sur la question. » Avec le secret espoir que l’UE, les Etats-Unis et le Japon s’alignent sur la question. Rien n’est moins sûr : le sénateur et mangaka (si, si, ça existe, nous apprend Actualitté) Ken Akamatsu a reconnu que les éditeurs locaux exerçaient un important lobbying pour que l’usage de l’IA soit autorisé dans un marché hautement concurrentiel, au dessin très codifié et aux cadences infernales.

Demain, sera-t-il impossible de séparer le bon grain de l’ivraie ? « On pourrait imaginer une façon de sensibiliser le consommateur, avec un label », avance Yann Basire. Comme dans l’alimentation, entre le poulet label rouge et celui gavé aux hormones ? « Ce serait un aveu d’échec. Au mieux, c’est un plan B », tranche Frédéric Maupomé. L’autre solution transitoire constituerait en un fonctionnement à la Spotify, avec des royalties reversées à chaque auteur en fonction de la part utilisée par l’IA dans la génération des œuvres. Mais dans ce modèle, si vous n’êtes ni Beyoncé ni Ed Sheeran, pas de quoi mettre du caviar dans vos épinards. « Ce serait un palliatif, mais pas la panacée, tranche Carole Couson. Pour l’écrasante majorité, cela représentera des clopinettes. »

Ce modèle pourrait aussi se retourner contre les auteurs. « Imaginons qu’on reverse un pourcentage sur chaque image générée selon l’inspiration, avance Fabien Velhmann. Si on détermine que telle image est inspirée à 15% de Mike Mignola, il touche 15% sur les retombées. Est-ce qu’on va quantifier mon travail à moi ? Quand j’ai repris Spirou et Fantasio, mon scénario était à 30% du Franquin ? C’est vertigineux. » Pour l’instant, le droit impose qu’il y ait un humain derrière la création. Mais au bout de combien d’instructions envoyées à la machine considérera-t-on que la création d’une IA est une œuvre de l’esprit ? « Bien malin qui saura où situer le curseur », s’avance Yann Basire.


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