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Avec sa kora, Sona Jobarteh féminise la tradition et convertit la planète

Sona Jobarteh. © Rob O’Connor

Son changement de statut ne fait aucun doute : en quelques années, Sona Jobarteh est devenue une valeur de référence de la musique d’Afrique de l’Ouest, comme en témoigne le nombre de concerts donnés avec son groupe dans le monde entier. Virtuose de la kora, la trentenaire britanno-gambienne et cousine du Malien Toumani Diabaté défend une vision moderne de la tradition mandingue avec son nouvel album Badinyaa Kumoo.

RFI Musique : Comment s’articule ce nouvel album avec le précédent, qui vous a mise en lumière ?
Sona Jobarteh :
C’est la deuxième étape du voyage, après Fasiya. Peut-être un peu plus aventureuse. Je voulais challenger la tradition dans certains de ses extrêmes et de ses potentialités, repousser davantage cette limite, faire quelque chose de très différent, mais que cela reste dans la tradition.

Quelle est la part de traditionnel dans votre musique et qu’est-ce qui n’en relève pas ?
Je ne crois pas que l’on puisse raisonner en ces termes. Tout ce que je fais s’inscrit dans la tradition. Je rappelle toujours que la tradition est quelque chose qui vit, tout comme les êtres humains qui la perpétuent. Elle grandit, mûrit, change selon les générations. Les faire stagner, les ramener dans le passé est un processus de pensée très destructeur pour moi, car c’est ce qui empêche les traditions de survivre. On pourrait dire que ce n’est pas traditionnel pour les femmes de jouer de la kora. C’est traditionnel parce que je le fais. C’est une nouvelle tradition. D’ailleurs, la kora n’était pas traditionnelle autrefois ! La tradition doit évoluer. Si elle ne reflète pas notre société actuelle, elle n’a plus de raison d’être. Plus d’utilité. Et c’est à ce moment-là que l’on commence à voir mourir les traditions.

Votre conception de la tradition n’est pas partagée par tous. Comment expliquez-vous qu’elle puisse être vue différemment ?
Nous parlons d’un mot anglais : traditionnel n’est pas un mot mandingue. Donc ça dépend de celui qui l’utilise, en sachant que ce concept s’est infiltré dans l’esprit de nombreuses personnes : beaucoup d’Africains ont été élevés dans des systèmes scolaires qui ont été importés et avec des étrangers qui leur disaient ce qui était traditionnel ou non. Donc, je remets en question tous ces concepts.

Est-ce une des raisons pour lesquelles vous avez créé la Gambia Academy pour l’éducation des enfants en Gambie ?
Exactement. Mon ambition est de questionner les mentalités, de questionner notre façon de penser et de comprendre pourquoi nous avons certaines croyances et de comprendre quelles croyances ont du sens. Parce que toutes ne font pas sens pour notre progression.

La musique sert-elle à défendre des valeurs, à vos yeux ?
Oui bien sûr. Quel but avons-nous vraiment si nous ne parlons pas de valeurs dans notre musique ? Inconsciemment, j’ai toujours su que la musique avait un but, certainement parce que j’ai mes racines dans cette tradition où la musique n’est pas seulement un divertissement, mais joue un rôle dans la société.

Dans votre enfance, étiez-vous intéressée par les musiques qui portaient un message ?
Pas nécessairement. J’écoutais de la musique dans des langues que je ne comprenais pas. Je voulais juste que la musique me touche, m’inspire, me motive, ce qui est pour moi un message en soi, non ? La langue n’est pas aussi importante que le pouvoir de la musique elle-même.

Quelle est la signification du titre de l’album ?
Badinyaa Kumoo signifie “paroles d’unité”. Mais cette traduction est un compromis. Il y a en réalité plus de profondeur dans ces mots. Fasiya avait à voir avec l’héritage culturel qui vient du père, tandis que Badinyaa parle de la mère, ou plutôt du concept beaucoup plus large de la maternité et de ce que la mère représente symboliquement, dans une communauté. Cela fait référence à l’unité, à ce sentiment unique qui existe entre les enfants d’une même mère. C’était pertinent culturellement dans la société des griots et ça l’est encore aujourd’hui, même si le contexte a changé : nous ne sommes plus dans un village, mais nous sommes des citoyens du monde, nous faisons toujours partie d’une société. Badinyaa met l’accent sur l’importance de trouver les moyens par lesquels nous pouvons réellement atteindre ce sentiment d’unité.

Vous avez invité Youssou N’Dour sur l’une des chansons. Que représente-t-il pour vous ?
D’un point de vue musical, cela signifiait énormément pour moi de collaborer avec cette icône. Il y a aussi le fait, en tant que Gambienne, de chanter en duo avec un Sénégalais, sur une chanson qui a été conçue spécifiquement pour lui. Mais en dehors du côté musical, cette chanson parle de panafricanisme et dit l’importance de la collaboration entre les pays d’Afrique. Pas seulement sur le plan artistique, mais aussi sur le plan économique. Youssou est un symbole, un pionnier, un homme d’affaires qui a réussi dans de nombreux autres secteurs que la musique.

Est-il judicieux de voir dans l’expression de votre musique et ses sonorités, des similarités, sinon une proximité avec l’approche de la musique mandingue par le Malien Habib Koité ?
Oui, en partie. Habib est un artiste qui a eu une grande d’influence sur beaucoup de gens de ma génération. J’étais vraiment une grand fan. Mais il a une manière différente d’aborder, de structurer sa musique. Quand j’ai commencé à étudier la composition de manière très intensive, cela a eu un impact profond sur mon approche de la tradition. Mon esprit réfléchissait toujours à la façon de construire la musique plutôt que simplement la jouer. Je compare souvent l’écriture de la musique à la sculpture. Je sais que je veux créer un visage, et je vais utiliser les outils pour le faire apparaitre progressivement. Composer, pour moi, n’est pas quelque chose de spontané, même si ça commence comme ça. L’idée de départ ne suffit pas.

Créer une chanson pour vous est un long processus ?
Oui, très long. C’est même quelque chose que je n’apprécie pas toujours, parce que je sais ce que je veux exactement entendre. Je deviens avec moi-même un de ces professeurs dont on fait des cauchemars. Ça me donne beaucoup de mal, mais je refuse de m’arrêter tant que ça ne sonne pas comme ce que j’avais en tête au début. Ça peut prendre beaucoup de temps. Et c’est également difficile de forcer la créativité. Pour Kambengwo avec Youssou, honnêtement, je pense que n’ai jamais travaillé aussi dur sur une chanson de toute ma vie. Je ne veux plus revivre cela parce que c’était un processus très dur et douloureux pour moi.

Était-ce une pression supplémentaire de lui proposer ?
Au moment où vous savez que vous allez lui envoyer, oui. Mais surtout parce que je devais bien faire les choses. Peu importe ce qu’il dirait, je voulais être sûre que dans dix ans, en la réécoutant, je n’aurai pas de regret en me disant que j’aurais dû faire différemment. C’était une occasion très importante dans ma vie, dans ma carrière et pour la culture que je représente de faire quelque chose qui reste, même quand nous ne serons plus là.

Sona Jobarteh, Badinyaa Kumoo (African Guild Records) 2022
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