Marlène Schiappa : « Madame Bovary, c’est ma boussole Sud »
La première fois qu’on l’avait interviewée, au printemps dernier, alors que son secrétariat d’État croulait encore sous les cartons et qu’elle se retrouvait sous les feux de la critique à droite (pas assez laïcarde) comme à gauche (trop libérale), on avait été surpris par sa connaissance intime des œuvres de Virginie Despentes comme d’Élisabeth Badinter. Contrairement à d’autres responsables politiques, Marlène Schiappa semblait lire assidûment… en plus d’avoir déjà écrit, à 35 ans, près d’une vingtaine d’ouvrages (essais, romans, vade-mecum à destination des mères de famille). Un an plus tard, la secrétaire d’État à l’égalité femmes-hommes a plus que trouvé sa place dans le gouvernement, omniprésente du projet de loi contre les violences faites aux femmes à une lecture des Monologues du vagin.
Pour Le Point, Marlène Schiappa ouvre sa bibliothèque et confie ses coups de cœur littéraires. Où il est question de Madame Bovary draguant sur Tinder, de Lautréamont dans le métro, d’Anna Karénine ringarde pour la génération Z et d’un rappel essentiel : la littérature a tous les droits et, promis, même une hyperactive secrétaire d’État ne viendra pas y réglementer le sexisme.
Le Point : Que lisez-vous en ce moment ?
Marlène Schiappa : Souvent plusieurs livres en même temps, en plus des rapports parlementaires sur la préparation de ma loi contre les violences sexistes et sexuelles. Sur une pile, j’ai Derniers Jours à Budapest de Sandor Marai (Albin Michel) qui vient d’être réédité, Les Rameaux noirs de Simon Liberati (Stock), Comment j’écris ? un entretien entre Éric Fottorino et Leïla Slimani, paru chez L’Aube (qui est aussi un de mes éditeurs), Fire and fury (Robert Laffont) sur l’administration Trump, et Frappe-moi le cœur d’Amélie Nothomb (Albin Michel), que je viens de terminer, une histoire de mère qui travaille trop… Et j’ai commencé dimanche S’aimer quand même d’Isild Le Besco (Grasset), un livre sublime alternant écritures manuscrites, dialogues de film, estampes… Le type de livres qui nous fait aimer le contact avec les pages plus qu’avec une liseuse.
Quand je pars en déplacements, j’ai plus de livres que de vêtements dans ma valise. J’ai aussi acheté la semaine dernière à Beaubourg How to turn your addiction to prescription drugs into a successfull art career de Dana Wyse. C’est une parodie absurde des guides pratiques américains, avec un chapitre sur les pires pubs de marketing genré, des conseils pour faire de votre chien une star ou créer votre propre slogan publicitaire afin de devenir marabout… La librairie du Centre Pompidou est une de mes préférées, on y trouve toujours ce qu’on ne cherchait pas.
Vous ne cessez de citer King Kong Théorie de Virginie Despentes en interview. En quoi la lecture de ce manifeste « pour les moches, les frigides, les mal-baisées… » a-t-il été un choc ?
Pour une fois, on parlait aussi aux anti-héroïnes. La figure du anti-héros est populaire en littérature, mais les personnages féminins ont souvent été présentés en fonction uniquement de ce qu’ils inspiraient aux hommes, quels que soient les époques ou les genres littéraires : des naturalistes aux surréalistes, et vice versa. Au-delà de la muse, point de salut… Des exceptions existent. Mais souvent, ce sont des femmes très féminines, à l’aise avec les codes de la féminité. C’est un constat. Dans la majorité des romans, la condition sine qua non pour qu’il vous arrive des choses intéressantes, c’est d’être « jolie » ou plaire à un personnage masculin. Quand Virginie Despentes écrit « La figure de la loseuse de la féminité m’est plus que sympathique, elle m’est essentielle », elle éclaire ce qu’elle appelle le « prolétariat de la féminité ». Aujourd’hui, cette affirmation fait partie de n’importe quel débat classique sur les représentations des femmes, mais au moment où elle publie King Kong Théorie en 2006, c’est l’une des premières fois que quelqu’un oppose à la femme des couvertures de magazines un contre-modèle. Il n’y a pas tant de romans adoptant ce prisme : Julie Otsuka dans Certaines n’avaient jamais vu la mer sur une génération de femmes japonaises émigrant aux États-Unis ; ou dans un autre genre Justine Lévy dans Le Rendez-Vous, son premier et meilleur roman – elle attend sa mère qui n’arrivera jamais. Le pire pitch du monde et pourtant, ça donne un récit superbe parce qu’elle se souvient de tous les moments où cette transmission de la féminité a échoué.
L’introduction de Despentes sur « l’idéal de la femme blanche bien mariée, séduisante mais pas pute, bien mariée mais effacée, travaillant mais sans trop réussir, pour ne pas écraser son homme, mince mais pas névrosée par la nourriture… » est un choc en soi. C’est une affirmation politique. Les femmes ont le droit de ne pas faire « d’efforts » pour devenir séduisantes. Rien ne les oblige à s’épuiser pour atteindre un idéal qui n’existe pas. Virginie Despentes y parle aussi beaucoup des hommes, de ceux « qui ont peur quand ils s’endorment seuls le soir, ceux qui voudraient être protecteurs mais ne savent pas comment s’y prendre, les chauves, ceux qui sont trop pauvres pour plaire, ceux qui voudraient rester à la maison pour s’occuper de leurs enfants… ». Envisager les femmes comme potentiellement puissantes et les hommes comme potentiellement fragiles et le théoriser ainsi, dire que le courage n’est ni masculin ni féminin, était une nouveauté qui ouvrait des perspectives passionnantes. Le style de l’essai a fait beaucoup pour son succès, un style parlé, oral, et bienveillant : elle parle à des sœurs, ne donne pas de leçon mais partage son expérience, par exemple sur le viol.
Même si je crois savoir qu’aujourd’hui, Virginie Despentes n’a pas envie d’être « institutionnalisée »…
Votre auteur fétiche ?
Gabriel Garcia Marquez. Cent Ans de solitude est un roman qui me fascine. « Sur cette terre, il n’est pas donné de seconde chance aux lignées destinées à cent ans de solitude », de mémoire donc peut-être avec une faute… Quoi que vous écrirez, ça ne sera jamais aussi parfait que Cent Ans de solitude. Marquez a créé un monde, une manière de le décrire, une temporalité, et franchement, qui d’autre oserait donner le même nom à plusieurs personnages ? Plus récemment, ses Mémoires de mes putains tristes m’ont aussi bouleversée.
Aux antipodes de Gabriel Garcia Marquez, citons aussi Lautréamont, qui décrit les banalités du quotidien avec un phrasé magique : « ll est minuit, on ne voit plus un seul omnibus de la Bastille à Madeleine. Je me trompe : en voilà un qui apparaît subitement comme s’il sortait de dessous terre. » Personne n’a jamais mieux dit : « Je crois que j’ai raté le dernier métro » que Lautréamont dans Les Chants de Maldoror !
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Quel classique vous est tombé des mains ?
Ceux que j’ai lus trop jeune… puis rattrapés par la suite. Un livre n’est jamais définitivement tombé. Mais récemment, ma fille aînée a abandonné Anna Karénine que je lui avais mis dans les mains, en disant : « Elle m’énerve, elle n’a qu’à divorcer si sa vie lui déplaît. » C’est une option que Tolstoï aurait pu retenir, mais en termes de schéma narratif, je ne suis pas sûre…
Je trouve qu’on ne publie pas assez de théâtre, c’est un bon moyen d’amener les enfants à la lecture
Le classique que vous avez honte de ne pas avoir lu ?
Enfance de Nathalie Sarraute. Ma sœur m’a demandé si je me souvenais du passage où la narratrice dialogue avec l’héroïne, qui sont une seule et même personne… Difficile de s’en souvenir : je ne l’ai jamais lu. Cela l’a tellement affligée qu’elle me l’a commandé immédiatement pour que je comprenne de quoi elle me parlait. Dans le livre que je publie bientôt (Si souvent éloignée de vous, lettres à mes filles le 9 mai chez Stock, NDLR), j’évoque quelques souvenirs de notre enfance et je voulais qu’elle me confirme l’authenticité de répliques de mon père.
Votre personnage de roman favori quand vous étiez enfant ?
Vraiment jeune, à part la Comtesse de Ségur, je n’ai pas souvenir d’avoir lu des livres « pour enfants ». Peut-être que ce serait ceux de Rudyard Kipling, mais je lisais surtout, tôt, beaucoup de théâtre, de Marcel Pagnol à Eugène Ionesco. Je trouve qu’on ne publie pas assez de théâtre, c’est un bon moyen d’amener les enfants à la lecture.
Il paraît que vous avez envisagé de faire un doctorat sur « les mises en abîme chez Flaubert et Madame Bovary »…
C’est vrai ; j’ai aussi passé quelques années à écrire une version transposée au XXIe siècle de Madame Bovary. Ce roman est intemporel. Aujourd’hui, Emma rencontrerait Rodolphe sur Tinder, elle rêverait d’aller à la fashion week et serait à découvert… La vie de Madame Bovary, c’est ma boussole Sud.
Plus précisément, je pensais – et je pense toujours – qu’il y a un travail littéraire à mener sur « Madame Bovary, c’est moi », la phrase de Flaubert et sur la manière dont il se projette dans Emma Bovary alors qu’il est un homme. La question est : que met-on de soi dans un personnage ? Une grande part de la littérature française contemporaine se nourrit d’autofiction, donc de mises en abîme, d’Édouard Louis à Delphine de Vigan. Je trouvais intéressant d’étudier la manière dont des femmes particulièrement créent des personnages censés les incarner. C’est ce que j’ai fait dans Marianne est déchaînée (Stock), où Marianne est mon double de fiction assumé. En deuxième niveau, Madame Bovary a aussi inspiré l’imaginaire collectif féminin. Que trouve-t-on de Madame Bovary, donc de Flaubert, dans cette littérature actuelle ? Dans une lettre à Marie-Sophie Leroyer de Chantepie, Flaubert a écrit : « Le seul moyen de supporter l’existence, c’est de s’étourdir dans la littérature comme dans une orgie perpétuelle. »
La littérature reflétait la pensée de l’époque. Je pense absurde de jauger des textes de siècles passés à l’aune des rapports présents entre femmes et hommes
S’il ne fallait lire qu’un seul livre sur le féminisme, que recommanderiez-vous ?
Question terrible, car justement, je fuis les chapelles ! N’en citer qu’un revient à m’y enfermer… Je mentionnerais tout de même Une chambre à soi de Virginia Woolf. Emilie, Emilie , l’ambition féminine au XVIIIe siècle d’Élisabeth Badinter sur deux ambitions : l’ambition publique et l’ambition maternelle ; ou L’Amour en plus dans lequel elle explique ce qui a poussé socialement les femmes à reprendre en main l’éducation de leurs enfants : leur volonté de puissance. Bien sûr King Kong Théorie. Le guide du Collectif féministe des femmes de Boston des années 70, Notre corps, nous-mêmes. Je crois profondément que la connaissance de son propre corps est la base de l’émancipation des femmes. Et c’est une question politique. C’est pour cela que nous avons parrainé à l’ONU un événement consacré à l’hygiène intime des femmes, ou que j’ai joué avec Myriam El Khomri et Roselyne Bachelot, à Bobino, Les Monologues du vagin, texte d’Eve Ensler que je recommande aussi. La honte de son propre corps, pour les femmes, est une base d’autocensure et d’inégalités.
La Bruyère : « Il faut juger les femmes depuis la chaussure jusqu’à la coiffure exclusivement, à peu près comme on mesure le poisson entre queue et tête. » Flaubert : « La femme est un animal vulgaire dont l’homme s’est fait un trop bel idéal. » Jules Renard : « La femme est un roseau dépensant »… La littérature française est-elle misogyne ?
La littérature, le contenu des romans, n’a pas à être ni misogyne ni pas misogyne. Dans un roman, on peut tout : insulter, tuer, voyager dans le temps, fumer, s’enivrer…, c’est l’intérêt de la chose. J’observe en revanche que l’on ne traite pas les femmes écrivaines comme les hommes écrivains. Les hommes peuvent écrire les pires atrocités, c’est du génie créateur. Pour les femmes, il y aura toujours quelqu’un pour demander si c’est inspiré d’une expérience personnelle… Pour en revenir à la question, la littérature reflétait la pensée de l’époque. Je pense absurde de jauger des textes de siècles passés à l’aune des rapports présents entre femmes et hommes.
Mais au-delà de ces considérations, ce que l’on peut analyser, c’est le regard porté sur les femmes par les personnages principaux. Il est souvent binaire. Je trouve que les personnages féminins les plus intéressants sont ceux décrits par le regard d’un personnage homme plus jeune qu’elles : Renée dans La Curée de Zola, la dame en blanc dans Le Blé en herbe de Colette, Marthe dans Le Diable au corps de Radiguet… même si leur fin n’est pas toujours enviable. Le Diable au corps est pour moi le plus beau des romans d’amour parce que le plus authentique : de la gêne éprouvée par le héros voyant Marthe en peignoir alors qu’il est lui-même habillé en passant par la scène où il la trompe pour se tester lui-même. Ou à la fin, sa propre lâcheté (mais je ne vais pas « spoiler » les chanceux qui ne l’ont pas encore lu). Typiquement, Le Diable au corps rappelle que le rôle de la littérature n’est pas de donner une leçon de morale.
« Le diable au corps », un film de Claude Autant-Lara, d’après le roman de Raymond Radiguet avec Gérard Philipe et Micheline Presle.
© Transcontinental Films Collection Christophel
Quelle est la dernière chose importante que vous avez apprise dans un livre ?
« Ce qu’on fait par contrainte, on ne le fait pas par amour. » Kant, cité dans Le Sexe ni la mort d’André Comte-Sponville (Albin Michel).
Que comptez-vous lire prochainement ?
Je ne serai pas arrivée là si… d’Annick Cojean, grand reporter au Monde et prix Albert Londres, des portraits de femmes (Le Monde / Grasset). La Petite Fille sur la banquise d’Adélaïde Bon, paru chez Grasset sous la direction de Juliette Joste. C’est le premier roman d’une jeune femme qui raconte le viol qu’elle a subi quand elle avait neuf ans. J’admire la résilience, le fait de transformer en œuvre d’art cette épreuve. Le viol, les agressions sexuelles sont censés détruire l’intimité. En faire une création artistique, c’est un peu refuser cette destruction et y opposer une forme d’extimité paradoxalement protectrice. Comme Andréa Bescond avec sa pièce Les Chatouilles.
Avec quel(le) écrivain(e) rêveriez-vous de passer une soirée ?
Erik Orsenna sûrement. Mais j’ai la chance de dîner souvent avec de grands écrivains grâce à mes éditeurs, comme récemment autour de Jean Viard, ou autour de Manuel Carcassonne : j’ai rencontré Valentin Spitz qui publie un roman sur sa grand-mère fantasque et ogresse, Juliette de Saint-Tropez (Stock). Si je peux citer une écrivaine disparue pour cette soirée, j’invite le « charmant petit monstre » Françoise Sagan, dont j’aime presque plus les interviews que les romans. Sa vie en est un… Pour la citer : « Ce n’est pas parce que la vie n’est pas élégante qu’il faut se conduire comme elle. » Ou, mieux encore : « L’élégance, c’est de savoir jusqu’où on peut aller trop loin. »
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