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REPORTAGE. Présidentielle au Brésil : délaissés par les autorités, les habitants des favelas de Maré se battent seuls contre les séquelles de la pandémie de Covid-19

En ce samedi de septembre, un marché anime la rue principale du quartier de Vila do Joao à Rio de Janeiro (Brésil), sous des fils électriques dangereusement apparents. À cette entrée de Maré, un ensemble de favelas dans le nord de la ville, des Brésiliens armés s’appuient sur leur pick-up, comme un rappel de qui sont les hommes – et le trafic  qui contrôlent les lieux. « C’est la file d’attente ? », lance un homme à vélo un peu plus loin, passant devant un groupe d’habitants attendant un plat chaud. Des bénévoles y distribuent une assiette de haricots rouges, de cuisses de poulet et de pommes de terre.

« Chaque samedi, peu importe l’horaire, on est là », expose Larissa, qui partagera ce petit plat avec sa mère. « Je prends la nourriture pour moi, ma mère et mon enfant », poursuit à ses côtés une autre Brésilienne, pointant du doigt son ventre arrondi. Le jour de marché est aussi celui de la distribution de repas gratuits. Une action bénévole indispensable mise en place par l’association Frente da Maré en réponse aux ravages de la pandémie de Covid-19 et au manque de réponse de l’Etat brésilien.

Une vue des favelas de Maré et de la fondation de recherche médicale Fiocruz à Rio de Janeiro (Brésil), le 2 avril 2020.  (MAURO PIMENTEL / AFP)

Une vue des favelas de Maré et de la fondation de recherche médicale Fiocruz à Rio de Janeiro (Brésil), le 2 avril 2020.  (MAURO PIMENTEL / AFP)

La gestion du virus par le président du Brésil, Jair Bolsonaro, a été qualifiée de « crime contre l’humanité » par une commission d’enquête parlementaire composée d’élus de tous bords. Un fiasco qui pourrait peser sur le choix des électeurs au second tour de l’élection présidentielle, dimanche 30 octobre. Le Covid-19, qui a tué plus de 680 000 personnes au Brésil, a particulièrement touché les favelas, communautés parmi les plus défavorisées du pays. Aujourd’hui, un autre virus, celui de la faim, gagne du terrain dans ces quartiers, conséquence de la crise liée à la pandémie et d’une réaction jugée insuffisante de l’administration Bolsonaro. A Maré, les séquelles économiques et sociales sont visibles partout. 

« Ici, on a l’opportunité d’avoir au moins un repas, car parfois nous n’en avons pas à la maison », raconte Larissa, le visage rond et les vêtements aux couleurs vives, dans la file d’attente de la distribution de repas. La semaine, la jeune trentenaire se nourrit avec du riz et des haricots, puis récupère quelques invendus du marché pour en faire des soupes. Certains vendeurs lui laissent des sacs remplis d’oranges, de bananes et de pommes. « C’est comme ça que l’on se débrouille », résume Larissa, sans emploi depuis que le magasin qui l’employait a fermé, aux débuts de la crise sanitaire. La Brésilienne a survécu avec des petites missions, « à laver la vaisselle, faire des ménages, m’occuper d’enfants ». Rien de plus depuis que le virus est arrivé à Maré. 

« La pandémie a aggravé le chômage. Avant, je trouvais toujours quelque chose, au moins un emploi temporaire dans un magasin. Après la pandémie, je n’ai plus jamais rien trouvé. »

Larissa, habitante de Maré

à franceinfo

« Une part importante des habitants des favelas sont des travailleurs informels », sans contrat protecteur, souligne la fondation de recherche médicale Fiocruz*. « La plupart d’entre eux ne peuvent pas travailler de chez eux. » En juillet 2020, dans ces quartiers, quatre familles sur cinq avaient perdu plus de la moitié de leurs revenus, d’après une étude de l’institut Data Favela*.

Debora Silva de Carvalho et son fils dans leur quartier de Maré, à Rio de Janeiro (Brésil), le 19 septembre 2022. (VALENTINE PASQUESOONE / FRANCEINFO)

Debora Silva de Carvalho et son fils dans leur quartier de Maré, à Rio de Janeiro (Brésil), le 19 septembre 2022. (VALENTINE PASQUESOONE / FRANCEINFO)

La garderie où travaillait Debora Silva de Carvalho a, elle aussi, dû fermer ses portes. Poussant l’habitante de Maré à vendre des produits recyclables trouvés dans la rue. Avec le virus, « de nombreuses personnes se sont retrouvées au chômage et ont commencé à faire du recyclage. Il ne restait plus grand-chose [à vendre] », décrit-elle avec pudeur. Cette mère de quatre enfants gagnait à peine six reals (1,2 euro) par kilo de bouteilles collecté, loin de son salaire d’environ 800 reals (158 euros) par mois à la garderie.

« Moi, je n’arrivais pas à manger. Je devais nourrir mes enfants. »

Debora Silva de Carvalho, habitante de Maré

à franceinfo

Au cours de ces mois « difficiles à supporter », les quelques reals obtenus lui ont permis d’acheter du pain et du lait, parfois le seul repas quotidien des enfants. « Je leur donnais ça à manger et je les mettais au lit », se souvient péniblement la Brésilienne, remuée par le souvenir de « l’eau avec du sucre » qu’elle buvait pour tenir.

L’association Frente da Maré les a en partie sauvés de la faim, mais le temps où il y avait « tout » sur la table est un lointain souvenir. Avec l’inflation, autre conséquence du Covid-19, le prix du riz et des haricots a doublé, voire triplé. « Tout est cher » pour Debora Silva de Carvalho, vivotant encore du recyclage et de ménages. La famille survit avec les assiettes et des restes de Frente, du pain, du lait, « un peu de riz et des saucisses ». Elle espère que si le candidat et ancien président de gauche Lula l’emporte, le soir du 30 octobre, il sera capable de faire baisser les prix des aliments. Car autour d’elle, « beaucoup de personnes connaissent encore la faim ». 15% des ménages brésiliens sont aujourd’hui touchés, un chiffre qui a presque doublé en un an, selon le réseau Penssan*. Spécialiste de l’insécurité alimentaire, celui-ci estime que « la mauvaise gestion publique de la pandémie au Brésil » a été « un facteur aggravant ».  

Dans les locaux de Frente da Maré, un ancien centre de soins reconverti en cuisine et en lieu d’accueil pour des associations, des dépliants présentant les candidats locaux soutenus par Lula sont installés sur une petite table, prêts à être distribués. Pendant ses deux mandats, « la nourriture était accessible », se souvient Debora Silva de Carvalho. L’ancien président, malgré les accusations de corruption, reste l’homme de la « bolsa familia » (« bourse familiale »), une aide qui a sorti tant de Brésiliens de l’extrême pauvreté.

Les favelas de Maré, le 29 juillet 2021 à Rio de Janeiro (Brésil).  (BRUNA PRADO / AP / SIPA)

Les favelas de Maré, le 29 juillet 2021 à Rio de Janeiro (Brésil).  (BRUNA PRADO / AP / SIPA)

Une poignée de bénévoles a passé la matinée en cuisine, surveillant la cuisson dans d’imposantes marmites. Quand sonne l’heure de la distribution, les bénévoles se pressent et se relaient entre la cuisine et la rue. Frente da Maré a vu le jour le 18 mars 2020, quand le Covid-19 gagnait du terrain dans le quartier. Il était urgent de lutter contre la désinformation sur le virus, et de répondre aux besoins alimentaires de quelque 4 000 familles.

« De nombreuses favelas ont dû organiser leurs propres réponses à la pandémie, face à la négligence persistante et au déni de la gravité du Covid-19 par l’administration du président Jair Bolsonaro », pointe une étude publiée en 2021 dans la revue scientifique The Lancet*. L’association a commencé par des paniers alimentaires, puis les a transformé en repas face au recul des donations. Ce samedi de septembre, seule une centaine de personnes ont pu recevoir un plat. « L’Etat aurait dû protéger ces familles », s’agace Anisio Borba, figure de Frente da Maré. 

« Il y a eu un moment avant qu’une aide ne soit donnée, et cette aide ne suffisait pas. »

Anisio Borba, membre de l’association Frente da Maré

à franceinfo

L’administration Bolsonaro, poussée par la société civile*, a débloqué une aide d’urgence de 600 reals par mois au printemps 2020, avant de la réduire de moitié, puis de la supprimer en décembre de la même année. Ce soutien financier est revenu en avril 2021, mais à un niveau bien inférieur de 150 reals. Fin 2021, l’aide « Auxilio Brasil » est venue remplacer la « Bolsa Familia », avant d’être augmentée de 400 à 600 reals cet été. Mais sans l’action de certains habitants et de collectifs, « beaucoup plus de familles seraient mortes de faim », tacle Anisio Borba. 

Une bénévole de Frente da Maré participe à la distribution de repas, le 17 septembre 2022, à Maré, un quartier de Rio de Janeiro (Brésil).  (VALENTINE PASQUESOONE / FRANCEINFO)

Une bénévole de Frente da Maré participe à la distribution de repas, le 17 septembre 2022, à Maré, un quartier de Rio de Janeiro (Brésil).  (VALENTINE PASQUESOONE / FRANCEINFO)

Les embrassades se multiplient au fil des arrivées dans l’ancien centre de soins. L’équipe est soudée, liée par les épreuves des dernières années. Anisio Borba et Naldinho ont perdu une amie proche à cause du Covid-19, une assistante sociale morte d’insuffisance respiratoire. Matheus Vieira, en cuisine, s’est retrouvé sans emploi pendant plusieurs mois. « Je travaillais dans un club sans contrat formel. Il a fermé et je n’ai plus eu d’argent pour payer ni mon loyer, ni ma nourriture », décrit le barman devenu peintre en bâtiment, dont les revenus ont diminué de moitié. 

Dans le quartier, les locaux de Frente da Maré accueillent parfois Simone Lauar et Anna Neves, amies de toujours, pour leur propre projet né de la pandémie. Au printemps 2020, ces « sœurs » de Maré ont réuni 30 psychologues et psychiatres, offrant des consultations gratuites en ligne à quelque 40 habitants de la favela. Mentes da Maré (les « esprits de Maré ») fût une réaction d’urgence, une réponse aux nombreux messages de détresse entendus dans le quartier. 

Simone Lauar et Anna Neves, fondatrices du projet de soutien psychologique Mentes da Maré, le 17 septembre 2022 à Maré, à Rio de Janeiro (Brésil).  (VALENTINE PASQUESOONE / FRANCEINFO)

Simone Lauar et Anna Neves, fondatrices du projet de soutien psychologique Mentes da Maré, le 17 septembre 2022 à Maré, à Rio de Janeiro (Brésil).  (VALENTINE PASQUESOONE / FRANCEINFO)

« Les voisins me disaient que telle personne avait perdu son mari, qui avait perdu son travail et s’était tué. Ça a commencé à me faire très peur », se souvient Simone Lauar. Le deuil, impossible, a été le premier des sujets. Dès le début de l’épidémie, les conditions de vie dans les favelas, avec leur forte densité, leur manque d’infrastructures sanitaires et leur précarité, ont contribué « au risque de tomber malade et de mourir du coronavirus », pointe la fondation Fiocruz*. Dans les favelas de Rio de Janeiro, plus de 8 600 morts du virus ont été recensés en deux ans, selon le décompte indépendant d’un collectif d’associations*, soit davantage que dans des pays comme le Danemark ou l’Irlande. « Des corps de victimes du Covid-19 sont restés dans les maisons pendant deux à trois jours. Cela a causé beaucoup de traumatisme chez les gens », observe Simone Lauar. 

Comme les bénévoles de Frente, Simone et Anna ont aidé leur « communauté » en composant elles-mêmes avec une catastrophe sanitaire. Anna, souffrant déjà d’anxiété, de troubles dépressifs et de crises de panique, a commencé à vivre des hallucinations. Le virus a emporté un proche de la quadragénaire aux gestes marqués. « J’ai perdu cinq oncles et tantes. Deux étaient infirmières, elles étaient sur la ligne de front », poursuit Simone, tenant régulièrement la main de son amie d’enfance.  

« Le jour où nous avons enterré mon oncle, le président a dit qu’il fallait ‘arrêter d’être un pays de pédés’ face au Covid-19. C’est le décès qui m’a le plus ébranlée. »

Simone Lauar, cofondatrice de Mentes da Maré

à franceinfo

« La pandémie, l’instabilité socio-économique et la violence » sont autant de réalités qui ont pesé sur la santé mentale, dans un quartier où « il n’y a pas assez d’accès à ces soins », rappelle Fernando Bozza, chercheur au sein de la fondation Fiocruz. L’infectiologue contribue au programme Conexao saude (« Connexion santé »), un projet de dépistage puis de vaccination massive, de soutien face à l’isolement et de télémédecine, lancé au cœur de la pandémie à Maré. Un tiers des 15 000 consultations proposées ont répondu à des troubles psychiques. 

Maria José Brito de Santana participe à une étude sur les conséquences du Covid-19 à Maré, à Rio de Janeiro (Brésil), le 16 septembre 2022.  (VALENTINE PASQUESOONE / FRANCEINFO)

Maria José Brito de Santana participe à une étude sur les conséquences du Covid-19 à Maré, à Rio de Janeiro (Brésil), le 16 septembre 2022.  (VALENTINE PASQUESOONE / FRANCEINFO)

Le programme, qui a permis de réduire fortement la mortalité liée au Covid-19 dans la favela, se poursuit par une étude menée auprès de milliers d’habitants. Ce matin-là, trois jeunes chercheurs prélèvent une goutte de sang au doigt de Maria José Brito de Santana, afin de vérifier son immunité. Igor, l’un des participants, lui demande si elle se sent joyeuse, anxieuse ou plutôt déprimée. « Je me sens très bien ! », lui sourit la retraitée de 70 ans, très expressive. « Je me suis sentie heureuse quand les décès ont reculé. » Elle-même a eu très peur en contractant le Covid-19, entre la fièvre et les douleurs aux poumons. « J’ai cru que j’allais mourir. » 

Dans un autre quartier de la favela, dans les locaux de l’association Redes da Maré, Mayara Rosário observe les essais minutieux de ses étudiantes, concentrées sur la réparation de smartphones. Le calme du cours tranche avec l’agitation du quartier, rythmé par les klaxons des motos. L’enseignante sourit devant ces téléphones qui l’ont « sauvée », elle qui est encore marquée par « la peur, l’angoisse et les crises d’anxiété » de 2020.

Mayara Rosário anime un atelier de réparation de smartphones à Redes da Maré, à Rio de Janeiro (Brésil), le 19 septembre 2022.  (VALENTINE PASQUESOONE / FRANCEINFO)

Mayara Rosário anime un atelier de réparation de smartphones à Redes da Maré, à Rio de Janeiro (Brésil), le 19 septembre 2022.  (VALENTINE PASQUESOONE / FRANCEINFO)

L’habitante de Maré a fait d’une activité annexe sa première source de revenus quand la pandémie de Covid-19 a mis fin à huit ans de carrière en assurance. « J’ai trouvé dans la réparation des smartphones une manière de me relever », souligne-t-elle. « En plus d’en tirer un revenu, j’ai aussi vu que je pouvais l’enseigner à d’autres personnes pour qu’elles-mêmes gagnent de l’argent. » Autour d’elle, la trentenaire reconvertie voyait de nombreuses personnes « dans une situation financière critique ».

La réparation de smartphones est devenue l’une des réponses à la crise qui naissait dans la favela. Dans la salle de cours, Raiane, Claudia et Alessandra espèrent y trouver un revenu supplémentaire. À son échelle, Mayara Rosário s’est relevée et a aidé ceux qui l’entouraient, à l’image de son quartier. 

Ce reportage a été réalisé avec l’aide de Morgann Jezequel, journaliste au Brésil, pour la préparation et la traduction. 

*Ces liens renvoient vers des pages en portugais ou en anglais. 


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